Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

qu’on l’entend, on l’attribue à l’être humain vieux, mûr, jeune, enfant. Il est le signe de la présence réelle d’une personne vivante, de tel sexe et à peu près de tel âge[1]. Et nul ne s’avise de penser, encore moins de dire, qu’un timbre vocal qu’il entend ne soit qu’une forme vibratoire, qu’une sonorité vide sous laquelle aucun être ne vit.

Les mêmes observations, à quelques différences près, sont vraies des timbres artificiels. Le timbre est justement appelé la voix de l’instrument. À son timbre, c’est donc à dire à sa voix, on reconnaît un instrument déjà connu. On le reconnaît infailliblement quant à l’espèce, puisqu’on ne confond ni une flûte avec un haut bois, ni un violon avec un violoncelle ; mais on en peut même discerner l’individualité. Si, au stradivarius d’un artiste, vous substituez un instrument ordinaire, dès le premier coup d’archet il s’en aperçoit.

Mais il y a plus. Nous avons dit, et nous ne nous lasserons pas de redire qu’il n’y a pas dans l’orchestre un seul instrument dont le timbre soit exactement représentatif ou de la voix humaine, ou d’un chant d’oiseau, ou d’un cri d’animal, ou d’un bruit quelconque de la nature inanimée. D’où il résulte que la musique imitative est une impossibilité, un pur non-sens, et que ceux qui affirment l’existence d’une telle musique sont dupes d’une illusion[2].

Toutefois, là où manque la complète ressemblance, l’analogie peut se rencontrer, tantôt voisine, tantôt éloignée. L’oreille saisit l’analogie de deux timbres ; l’intelligence l’interprète, je veux dire qu’elle regarde ces deux timbres analogues comme les signes sonores de l’existence de deux êtres analogues. Finalement, l’imagination se représente deux êtres distincts, mais analogues, auxquels conviennent ces deux voix distinctes, mais analogues. Que ces deux êtres soient réels, ou imaginaires, ou fantastiques ; ou bien que l’un soit réel et l’autre imaginaire ou fantastique, peu importe. Tant que l’être fantastique, auquel convient une voix instrumentale fantastique, chante avec cette voix à mon oreille, il à une existence au moins musicale qui, pour mon imagination et ma sensibilité, vaut une existence réelle. Par là, la musique instrumentale possède le pouvoir singulier, vraiment magique, de multiplier énormément, toujours pour notre ima-

  1. « .… Les voix d’enfants dont le timbre, selon moi, a quelque chose de plus pur, de plus vibrant et de plus angélique que les voix de femmes et me parait donner un caractère plus religieux aux morceaux d’ensemble exécutés dans la nef d’une église. » (Ernest Reyer, Notes de musique, 2e édition, page 39). — Par ce jugement d’un musicien éminent qui est en même temps un très fin critique, on voit que, parmi des voix de même hauteur, il est possible de distinguer à de certaines différences le sexe et l’âge. Les enfants dont il s’agit ici sont des garçons.
  2. Voyez l’ouvrage savant et vigoureux de M. J. Weber : Les illusions musicales, Paris, Fischbacher, 1883.