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A. BINET. — l’hallucination

atteint un développement si considérable qu’elle nous masque la part qui revient aux sens ; l’hypertrophie d’un des éléments a déterminé l’atrophie de l’autre.

Nous croyons inutile de citer à l’appui de cette thèse des faits que le lecteur peut trouver dans tous les traités de pathologie mentale. Quelques mots suffiront. La plupart des hallucinations viscérales sont manifestement causées par des lésions des organes internes. Certains malades qui s’imaginent être habités par des esprits malins, des bêtes immondes et jusqu’à des conciles sont en réalité des malheureux atteints d’inflammations de l’estomac ou de cancers, etc.[1], et c’est le processus irritatif, qu’elle qu’en soit d’ailleurs la nature, qui sert de point de départ à leurs hallucinations grotesques. Thornley a publié la relation d’un aliéné qui croyait avoir cent livres de fer dans le ventre ; il mourut peu après ; et à l’autopsie on découvrit une perforation de l’intestin et du péritoine. Il est probable que beaucoup d’hallucinations de nature érotique s’expliquent par une irritation locale des organes génitaux (Paul Moreau, de Tours, Aberrations du sens génésique, p. 92 et 173). Quand le délire des sens s’empare du goût et de l’odorat, là encore l’état saburral ou bilieux de la langue ou la fétidité de l’haleine fournissent à | hallucination une origine sensorielle.

C’est quand on s’adresse aux sens supérieurs de la vue et de l’ouïe que le problème devient quelquefois plus difficile à résoudre.

Disons d’abord un mot des hallucinations visuelles. On sait qu’elles peuvent être produites par des lésions physiques de l’œil, comme des ulcérations de la cornée[2] ou des opacités cristallines (Voisin), etc. On sait que des hallucinations de la vue peuvent se manifester chez des aveugles ; il faut les rapporter probablement à une irritation atrophique des nerfs optiques, dont l’autopsie a souvent révélé la dégénération complète (Calmeil, Rombey, Leubuscher). Il y a des hallucinations qui cèdent à l’occlusion des yeux, d’autres qui se déplacent avec le regard, d’autres encore qui ne sont visibles que d’un œil, d’autres enfin qu’on peut dédoubler en exerçant une pression sur l’œil ou en interposant un prisme. Tous ces faits, dont l’explication est assez délicate et sur lesquels nous aurons à revenir, prouvent en gros l’intervention d’un élément sensoriel dans

  1. Esquirol, op. cit. t.  I, p. 211. — Ball, Maladies mentales, p. 82. — Bra, Manuel des maladies mentales, p. 12.
  2. Despine (Psychologe naturelle, t.  II, p. 29) rapporte qu’une jeune fille atteinte d’ulcération de la cornée vit, pendant toute la durée de la kératite, une statuette en plâtre de la Vierge : un homme, dans des conditions absolument semblables, apercevait une nichée de pintades courant de tous côtés.