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A. BINET. — l’hallucination

il s’aperçut qu’il lui était impossible de lire un imprimé, tout autant et encore plus qu’une page d’écriture.

Il est intéressant de remarquer que chez ce malade le sens visuel est intact ou à peu près. L’étude régulière de la fonction visuelle et l’examen ophthalmoscopique ont fourni les résultats suivants : 1o aucune modification de l’aspect ophthalmoscopique,  2o aucune diminution de l’acuité visuelle, 3o aucune modification de la perception des couleurs, 4o existence d’une hémianopsie latérale droite qui est limitée par une ligne parfaitement verticale passant par le point de fixation.

Ainsi donc, dans la partie du champ visuel qui ne correspond pas à l’hémianopsie, la fonction visuelle est intacte ; le malade, en parcourant du regard une page d’écriture, éprouve les mêmes séries de sensations visuelles qu’un individu normal. Ce qui est atteint chez lui, ce n’est pas la sensation, c’est la réaction particulière qui suit cette sensation et qui constitue l’opération de la lecture. Le malade est dans le même état qu’une personne chez laquelle le réflexe tendineux est aboli et qui sent néanmoins les chocs du petit marteau avec lequel on percute le tendon rotulien. La sensation visuelle est conservée, la perception visuelle de l’écriture est perdue. Le processus pathologique qui marche en sens inverse de l’évolution détruit ce qui est acquis de date récente et respecte ce qui est plus ancien[1].

Un autre malade de la même clinique[2], commerçant intelligent, instruit, perdit subitement, à la suite de chagrins, la mémoire visuelle des personnes et des objets (images de la vue), qui existait chez lui à un haut degré de développement ; cette déchéance, qui ne s’accompagna d’aucun symptôme somatique, entraîna des perturbations caractéristiques dans les phénomènes de la perception externe.

Parlons d’abord de la lecture. On observa chez ce malade un léger degré de cécité verbale pour certaines langues, comme le grec, puis une gêne dans la lecture du français ; pour comprendre ce qu’il lisait, il avait besoin d’exécuter avec la langue et les lèvres des mouvements d’articulation, comme si les images auditives éveillées par la vue des caractères ne suffisaient pas à en suggérer le sens et qu’il fallût y ajouter le secours d’une articulation réelle.

  1. Le malade de la précédente observation parvenait à lire au moyen d’un détour, en retraçant avec l’index de sa main droite les lettres qu’il avait sous les yeux. Nous n’insistons pas sur ce cas intéressant de suppléance, qui sort de notre sujet.
  2. Bernard, Un cas de suppression brusque et isolée de la vision mentale des signes et des objets (Progrès médical, 21 juillet 1883).