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Bain a remarqué que dans la connaissance du monde extérieur « l’intelligence déborde les sens » : jamais on n’en a donné une preuve plus saisissante.

La pathologie se charge de faire pour nous une expérience curieuse qui confirme la précédente ; elle nous démontre la nature complexe de la perception sensorielle en analysant à sa façon les deux parties de cet acte, c’est-à-dire en respectant l’une et en détruisant l’autre. Nous faisons allusion à ce qui se passe dans la forme particulière d’aphasie qu’on appelle cécité verbale.

Pour bien comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que la lecture rentre au point de vue psychologique dans la grande classe des perceptions sensorielles ; lire, c’est associer à des symboles écrits des articulations, des sons et des représentations visuelles des choses signifiées[1]. Quand l’éducation a formé ces liens d’association multiples, la vue d’une page imprimée réveille automatiquement un certain nombre d’images visuelles, auditives, musculaires, etc., de la même manière qu’une excitation mécanique de la peau provoque un certain nombre de mouvements responsifs. La lecture est donc comparable à un réflexe dans lequel les mouvements seraient remplacés par l’éveil d’associations mentales. Or il est des malades qui à la suite d’accidents cérébraux cessent de comprendre le sens de l’écriture qu’on place sous leurs yeux, malgré l’intégrité de leur sens visuel. Nous prendrons comme exemple un cas des plus remarquables, auquel M. Charcot[2] consacra une de ses leçons dans le courant de l’année dernière. Il s’agissait d’un homme de trente-cinq ans, commerçant, d’une culture moyenne et qui, dirigeant lui-même son magasin, parlait beaucoup et écrivait chaque jour de nombreuses lettres (12 à 15 par jour). Cet homme devint tout à coup aphasique et hémiplégique du côté droit ; il y eut ictus, perte de connaissance, etc. Au bout de quelques jours, l’aphasie disparut, et aussi l’hémiplégie. La main était devenue assez libre pour que le malade pût écrire très lisiblement. Il voulut donner un ordre relatif à ses affaires, prit une plume et écrivit ; croyant avoir oublié quelque chose, il redemande sa lettre pour la compléter, veut la relire, et c’est alors que se révèle dans toute son originalité le phénomène de la cécité verbale : Il avait pu écrire, mais à lui était impossible de relire sa propre écriture. À partir de la même époque,

    corps, et nous en percevons une autre à la place. Le mécanisme est toujours le même : suggestion d’une image colorée qui fixe seule l’attention et efface la sensation réelle (Helmholtz, Optique physiologique, trad. fr., p. 569).

  1. Voir Ferrier, Fonctions du cerveau, p. 432 et seq.
  2. Progrès médical, 9 juin 1883.