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A. BINET. — l’hallucination

parlant, le vert vu à travers le rouge doit paraître grisâtre, mais notre jugement redresse cet effet ; comme nous voyons que le gris qui frappe notre œil est perçu à travers le rouge, nous en concluons que ce gris provient nécessairement du vert, car le seul vert est vu gris à travers le rouge.

C’est cette habitude qui engendre l’erreur dans les expériences précédentes. En effet, qui ne voit que nous jugeons verte l’ombre b, qui en réalité est grise, uniquement parce que nous nous figurons la voir à travers la lumière rouge, puisque le rouge est la lumière ambiante ? Une fois que nous l’avons jugée verte, si nous plaçons notre tube, il n’y a pour nous aucune raison de changer d’avis ; et il n’existe pas davantage de raison quand on supprime la vitre rouge, puisque nous n’éprouvons aucun changement d’état. Mais, la vitre rouge étant supprimée et notre tube écarté, nous jugeons tout de suite que la tache est grise parce que nous croyons l’apercevoir à travers la lumière blanche ; et quand nous replaçons notre tube devant l’œil, nous persistons à la juger grise, quelque changement que l’on passe à la lumière venant de l’ouverture R, parce que, encore une fois, nous n’éprouvons aucune variation d’état de nature à modifier notre jugement.

Cette explication nous paraît irréprochable, malgré les objections récentes de M. Fouillée[1], qui pense qu’on ne peut voir dans ces illusions de couleur le résultat d’une conclusion logique. « Une sensation, dit-il, ne se fabrique pas avec des raisonnements. » Sans doute, mais il n’y a pas de sensations fabriquées dans les expériences de M. Delbœuf. Lorsque nous croyons voir en vert une ombre qui réellement est grise, nous n’avons pas la sensation de vert ; nous avons une sensation du gris, qui par un mécanisme physiologique inconscient suscite une image de couleur verdâtre. Cette image, idée ou représentation, — en vérité le nom importe peu, — atteint une intensité suffisante pour être confondue avec une sensation réelle. N’est-ce pas là l’histoire de toutes les illusions des sens ? Nous interprétons mal des sensations réelles, et cette interprétation amène dans notre esprit des images fausses, sans rapport avec la réalité, qui sont projetées au dehors selon les lois ordinaires de la perception.

En résumé, ce qu’il faut retenir de l’expérience de M. Delbœuf, c’est que, dans les perceptions visuelles, un élément qui paraît primitif et immédiatement connu, comme la couleur, peut être connu indirectement et apparaître à l’esprit sous forme de représentation[2].

  1. Revue des Deux Mondes, 15 oct. et 1er nov. 1883.
  2. L’expérience de Delbœuf ne fait que réaliser un cas extrême. Dans une foule de circonstances familières, nous négligeons la couleur véritable des