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et du mal, de la sagesse et de la prudence, que sur un nombre infiniment restreint d’objets. Nous nous bornerons, sur ce point, à une belle citation de Mme Guizot, et cette page, d’une si pénétrante finesse, terminera au mieux la présente étude :

« Un principe général se forme en nous, dit-elle, par abstraction : procédé qui ne peut être à l’usage des enfants que sur le nombre infiniment petit d’objets qu’ils connaissent assez familièrement pour en tirer certaines qualités qu’ils appliquent à tous les objets de même espèce. Louise (cinq ans) sait très bien qu’on se fait mal en donnant de la tête contre la table de la cheminée, mais je ne répondrais pas qu’elle en eût encore tiré, du moins de manière à s’en rendre compte, l’idée générale qu’il faut, en courant, regarder ce qu’on a devant soi ; et je suis bien sûre que si elle entendait dire que la lumière éclaire, elle répondrait que c’est le soleil et la lampe qui éclairent. Sophie (huit ans) comprend très bien, quoiqu’elle l’oublie souvent, que je ne veux pas qu’elle emploie à son plaisir mes pelotons ou mon coffre à ouvrage ; mais si j’avais commencé par lui dire qu’on ne doit se servir que de ce qui vous appartient, elle m’aurait certainement demandé pourquoi. Il faut bien, et il faudra encore longtemps qu’elle obéisse à ce précepte et à beaucoup d’autres avant, d’en comprendre la base ; mais du moins pour en tirer quelque profit, a-t-elle besoin d’en connaître l’application : elle n’y arrivera que par l’expérience. Ainsi, comme il lui est plusieurs fois arrivé de trouver mauvais que sa sœur prît sa poupée ou se servit de son écritoire, elle sait à présent que se servir de ce qui ne nous appartient pas, c’est faire une chose qu’elle condamne, et le précepte a pris pour elle une forme sensible. Mais tant qu’on n’en est pas arrivé là, les maximes générales entrent, comme on dit, par une oreille et sortent par l’autre aussi rien de plus parfaitement inutile que ce qu’on appelle prêcher les enfants. Votre oncle m’amuse singulièrement lorsque, dans ses jours de bonne humeur, il veut faire aussi de l’éducation, et représente à Sophie, par exemple, qu’elle ne peut se mettre en colère parce que la douceur est le mérite des femmes, ou veut détourner Louise de jeter sa poupée par la fenêtre, en lui faisant des raisonnements sur les inconvénients de la prodigalité[1]. » L’enfant ne comprend rien, en effet, à ces raisonnements au-dessus de sa portée intellectuelle. Non seulement il n’y comprend rien, il n’en retient rien ; mais, et bien peu de parents le savent, ces raisonnements imposés à l’enfant lui font perdre en même temps l’occasion et le goût de raisonner lui-même avec son propre fonds d’idées.

Bernard Perez.

  1. L’éducation domestique ou Lettres sur l’éducation, t.  I, p. 34.