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BERNARD PEREZ. — la logique de l’enfant

Les autres jours, tu ne remarquais pas toutes celles qui passaient : aujourd’hui tu les comptes. »

Même alors que l’enfant en est arrivé à pouvoir analyser quelques-unes de ces idées, complexes, comme l’idée de tous, et malgré le grand nombre d’expériences sans cesse accrues et diversifiées, il est loin de raisonner sur ces termes comme on pourrait le croire. Tous, ou tout le monde, a pour lui bien plutôt le sens d’un collectif partitif que d’un collectif général ; on signifie le plus souvent moins que cela, il est l’équivalent d’une personne ou de quelqu’un. Une mère dit à son fils âgé de cinq ans et demi : « Tout le monde aujourd’hui va mettre des drapeaux à la fenêtre : c’est la Fête nationale, la fête de tout le monde ? » L’enfant ajoute : « Qui est ça, tout le monde ? » Un enfant de six ans est rencontré dans l’escalier par sa tante, à la maison depuis deux jours, et qui, en habits de dimanche, se dispose à aller à la messe. « Jack, dit-elle à la mère de l’enfant, ne vient donc pas avec nous à la messe ? Il n’est pas endimanché. » L’enfant riposte avec dignité : « Les hommes ne vont pas à l’église. » Cela est très vrai pour le père de l’enfant, et pour l’enfant lui-même, car sa mère a une foi tolérante. Mais si l’enfant était allé une seule fois à l’église, il saurait qu’il y a des hommes, et même des enfants qui vont à l’église. Jack a là un raisonnement du genre de ceux qu’on appelle inductifs, raisonnement faux pour nous, mais dont la conclusion est légitime pour l’enfant qui n’a pas fait les expériences voulues pour donner au mot hommes l’extension qu’il aurait dans la bouche de son père. En voici un autre, d’apparence déductive, et aussi bien conditionné qu’il peut l’être, eu égard aux incomplètes d’expériences, de son auteur. Deux enfants, l’un de six ans, l’autre de quatre ans, se sont égarés dans les champs, assez loin de la villa paternelle. Le plus jeune, harassé, les pieds meurtris, ne peut plus marcher. « Attends ! dit l’autre, je vais te porter. Viens dans mes bras : c’est cela ! Pends-toi à mon cou. C’est comme cela qu’on te porte quand tu ne peux pas suivre. Allons ! Nous y voilà ! » Mais, deux ou trois minutes après, les deux frères, à bout de forces, roulent sur le sol. Inférence relativement juste, mais que l’enfant, ce semble, aurait pu mieux conditionner. En effet, il n’avait pas seulement vu quelques personnes de sa famille porter ainsi son jeune frère ; lui-même avait plus d’une fois essayé de le soulever en faisant quelques pas, et il aurait dû se rappeler qu’il n’y avait jamais bien réussi. Ici donc le désir très vif d’accomplir cet acte le faisait raisonner contrairement à son expérience.

C’est surtout quand l’enfant veut agir et raisonner en homme, qu’il raisonne et agit le plus mal, c’est-à-dire tout à fait en enfant. Il le