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cluons et toujours du même au même, du semblable au semblable, mais dans des circonstances et à propos d’objets où le même et le semblable s’unit à quelque chose d’inconnu et de différent. L’idée même abstraite d’avenir à ce qu’il semble, n’exprime rien d’ajouté à l’expérience. Le passé connu n’est-il pas une série ininterrompue de passés, de présents et d’avenirs concrets, c’est-à-dire d’antécédents et de conséquents invariablement reproduits ?

L’appréciation de la durée, qui marche de concert avec celle de la distinction des trois temps, exige elle-même de nombreuses expériences, l’usage de l’abstraction supérieure, et une certaine capacité d’observation qui fait défaut à beaucoup d’enfants, et qui chez le même individu est toujours très variable. « Je sais ce que c’est que deux et trois heures, disait un enfant de six ans, qui accompagnait souvent son père aux cours que ce dernier faisait à la Faculté : c’est le temps de deux et de trois conférences de papa. » Ainsi le fils de M. Egger avait dit au même âge : « Une heure, c’est le temps d’une leçon (il prenait des leçons d’une heure). » C’était déjà là, pour ces deux enfants, un commencement de détermination dans l’idée de durée : mais combien vague ! Quand le premier, à la campagne, sur le bord de la mer, ou pendant ses visites à des amis rencontrait un plaisir absorbant, il ne s’occupait guère des heures et des minutes. Le jeu terminé, surtout s’il avait besoin de se disculper, l’appréciation du temps écoulé ne manquait pas de se faire en sa faveur, et c’est le plus franchement du monde qu’il disait, à onze heures ou à midi, après toute une matinée d’escapade : « Je ne pensais pas qu’il fût plus de neuf heures et demie. » Les indications numériques entrent comme elles peuvent dans ces supputations enfantines, et presque toujours passionnées, de la durée. Dans mon dernier voyage de vacances, la famille de mon frère m’attendait pour deux heures de l’après-midi. Le plus jeune de mes neveux (sept ans et deux mois), dès le matin, courait à la porte ou aux fenêtres, à chaque bruit de voiture. Il disait, vers midi : « Je me figure que la pendule retarde : il doit être au moins deux heures ; je n’ai jamais vu passer autant de voitures les autres matins. — Parbleu ! le temps te paraît long, lui dit son frère, parce que tu attends notre oncle ; mais il ne passe pas plus de voitures aujourd’hui que les autres jours.

    distinction réelle entre deux idées, tandis qu’il n’y a en fait, dans le raisonnement, qu’application d’une seule idée, d’un semblable, à deux objets distincts. Aller du connu à l’inconnu, ce n’est pas devancer l’expérience, c’est la prolonger, grâce à des analogies éprouvées, soit dans une durée, soit dans un espace, dont les idées ne sont elles-mêmes que des expériences étendues, non conclues, au sens exact du mot. Il y a donc passage, non d’une idée à une autre, mais d’un objet (réel ou supposé tel) à un autre objet.