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ments à l’adulte, dont pourraient s’émerveiller des parents malavisés, il n’y a souvent, et il ne doit y avoir, que des apparences de raisonnements, de véritables paralogismes.

Dans un enfant de quatre ans, les idées relatives aux trois aspects du temps et à la durée sont encore nécessairement bien vagues. De même que ses expériences passées, ses idées sur le temps sont toutes limitées, personnelles, concrètes. Il n’applique assez bien l’idée de futur qu’aux relations les plus simples et les plus familières. Ainsi, après s’être miré dans les facettes d’un cristal, il dira fort bien « Regarde, maman, tu verras deux, trois, quatre petites mamans. » Et encore : « Dans trois jours, c’est dimanche : je porterai un bouquet à grand’mère, et j’aurai des dragées pour deux ou trois jours, si mon frère Paul ne me les mange pas toutes. » Mais, et même un peu plus tard, s’il faut en juger par les applications qu’il en fait, les idées du temps, des séquences naturelles des choses, de la durée, sont encore bien peu distinctes pour lui. La petite fille de M. Egger « croit qu’on l’appellera Marie quand elle aura neuf ans. » Elle dit aussi : « Je porterai Émile (son frère aîné), quand il sera petit. » Semblablement, mon neveu Charles, à quatre ans passés, ayant vu passer un petit vieux, me disait : « Quand je serai un petit vieux, est-ce que tu seras jeune ? »

Pour le maniement de ce concept du temps, comme pour les autres concepts dits généraux, j’ai cru remarquer une certaine différence entre les enfants du même âge inégalement doués quant à l’intelligence, entre les enfants élevés par des parents instruits et les fils d’ouvriers, surtout de paysans, et peut-être aussi, en général, entre les garçons et les filles. Une de mes petites voisines, fille d’un maraicher, fort vive dans ses jeux, qui paraît intelligente, qui compte jusqu’à mille, mais qui, à mon avis, est trop habile à reproduire les phrases des grandes personnes, entend sa mère dire : Voilà aujourd’hui sept ans et demi que nous nous sommes mariés ! » La petite, qui a six ans passés, fait pourtant la réflexion suivante : « Sept ans et demi, ce n’est pas bien longtemps, çà : j’ai dû vous voir marier, alors ? » À l’âge de cinq ans, un petit garçon, qui ne l’aurait pas dit à six ans, disait à sa mère quelque chose de semblable. Celle-ci lui avait appris qu’avant d’être mariée, et de s’appeler Mme X, elle s’appelait Mlle Z. L’enfant lui dit : « Quand je serai grand, je n’aurai pas besoin d’aller chercher une demoiselle pour me marier : tu t’appelles déjà Mme X, et moi M. X ; il n’y aura rien à changer ; je pourrai me marier avec toi. »

On dit que, pour un être infini, prévoir, c’est voir : pour l’homme prévoir, c’est avoir vu, c’est revoir. Ces confusions des temps ver-