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échafaudage, et on lui a dit qu’on l’a attaché très fortement pour que les maçons travaillent en sureté. « Si le plancher tombe, dit l’enfant, les maçons se feront-ils bien mal ? » On voit ici la question doublée d’une hypothèse. Un enfant de quatre ans et demi dit à son frère, âgé de six ans et neuf mois : « Pourquoi dis-tu les pieds de la table ? Est-ce que la table a des pieds et des jambes ? » L’aîné répond, en employant la double forme, interrogative et hypothétique, ce qui indique chez lui le travail de raisonnement qu’il veut faire faire à son frère : « Et toi, est-ce que tu n’as pas des pieds pour te tenir debout ? Si la table n’avait pas des pieds, est-ce qu’elle se tiendrait debout ?

— Oui, répond l’autre, il faut qu’elle ait des pieds. » La dernière question, faite par une mère, serait absurde ; elle rappellerait le fameux refrain des petits bateaux qui vont sur l’eau parce qu’ils ont des jambes. Mais elle est naturelle, raisonnable, utile, dans la bouche d’un enfant s’adressant à un enfant plus jeune. Ces raisonnements en vertu d’analogies grossières et superficielles sont tout à fait à la portée de ce dernier.

L’enfant trouve si commode, et prend si bien l’habitude de faire résoudre par autrui toutes sortes de questions, qu’à l’âge de cinq ans (surtout l’enfant du sexe féminin), il en vient à poser, à tout propos, des questions indifférentes. Il jette dans ce moule, indistinctement, et ce qu’il sait, et ce qu’il veut savoir. Même quand il est seul, il se fait à lui-même les questions qu’il ferait à d’autres. Ce n’est pas toujours en pure perte. En présentant comme douteux ce qui est certain, il est quelquefois amené, si on sait discrètement l’y encourager, à revoir ses prémisses et ses conclusions, à vérifier ses jugements antérieurs. Il faut tant répéter, comme l’affirmait encore Jacotot, pour savoir à la fin quelque chose ! Il est d’ailleurs à peu près impossible qu’un raisonnement se présente absolument dans les mêmes circonstances qui l’ont déjà fait produire ; le nouveau point de vue modifie en quelque façon les connaissances déjà acquises. Un enfant, que l’on gronde assez souvent pour sa maladresse, dit à sa mère : « Mais je pense bien que je deviendrai plus

    brassant essentiellement l’immensité des faits jugés possibles), s’explique par une analyse pareille. Avant d’hypothétiser, l’enfant questionne. Avant de songer à se dire : « Si ce rocher tombe, il m’écrasera, » l’enfant commence par se demander implicitement : « Le rocher tombera-t-il ? » L’image d’un rocher, ou la vue de ce rocher et l’image de son mouvement de chute se présentent ensemble à l’esprit de l’enfant ; et son esprit, par exception (car la thèse et l’antithèse sont la règle ordinaire), n’établit entre ces deux idées aucun lien de foi positive ou négative. Cependant il désire, il a besoin de croire ou de nier. Ce désir qui a une croyance future pour objet, c’est l’interrogation. » (La croyance et le désir : la possibilité de leur mesure, Rev. phil., août 1880.)