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riences, qui s’organisent entre elles, et lui sont une source de plus en plus abondante d’inférences. Il puise plus ou moins sûrement, selon son âge, les excitations du milieu, sa sagacité naturelle, la force et la netteté de ses souvenirs, et surtout la puissance de sa sensibilité et de son imagination.

III

Raisonner, c’est conditionner un objet indéterminé, conférer à un sujet un attribut qu’on a déjà perçu dans un sujet ou des sujets semblables. C’est, pour employer en passant le langage de Jacotot, rapporter la chose qu’on sait à la chose qu’on voit, ou, comme les rapports des choses semblent infinis, retrouver tout dans tout. Plus ou a vu d’objets, saisi de ressemblances, établi de rapports communs, plus on possède de conditions de raisonnement. Mais plus on a perçu de différences, d’exceptions, plus on est excité à raisonner et préparé à bien raisonner. On présente à un adulte un fruit inconnu, parfumé, velouté, de couleur appétissante. Il l’entame, en met une tranche dans sa bouche et le rejette aussitôt : ce fruit était d’un goût très désagréable. La première fois qu’il rencontrera un fruit pareil, il se gardera bien d’y toucher : une seule expérience lui a suffi pour savoir définitivement que les fruits de cette espèce sont détestables. S’il n’a pas ainsi formulé son jugement, s’il ne l’a même pas pensé de cette façon, il a réellement conclu d’un fait particulier à un fait particulier ; mais les termes de son raisonnement, qu’il peut analyser, sont pour lui décomposables en une infinité de notions équivalant à ce qu’on appelle des idées générales. Des expériences très nombreuses lui ont appris que la présentation désignée par le mot fruit a pour suite ordinaire la saveur agréable qui caractérise un objet comestible ; d’autres expériences un moins grand nombre, lui ont fait connaître des exceptions à la règle. Ces exceptions forment une espèce dans le genre, la catégorie des fruits qui, malgré leur belle apparence, sont amers ou même dangereux. C’est pourquoi, s’il est prudent, s’il a bonne mémoire et jugement alerte, il n’oubliera pas, à la vue d’un fruit nouveau, l’exception possible, et il le goûtera, comme nous l’avons vu faire, avec précaution. Le cas ne serait pas aussi simple, même pour un enfant de cinq ou six ans. Combien il faut au jeune civilisé, combien il a fallu aux premiers