Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
324
revue philosophique

la recherche de la prétendue couleur locale ne conduit qu’à d’absurdes pastiches et à de ridicules mosaïques. Il faut une unité de style dans une œuvre de musique comme dans une œuvre de peinture. Glisser au milieu d’un ouvrage un motif de chanson populaire est un procédé fort usité, j’en conviens ; mais, au point de vue sérieux de l’art, c’est un manque contre l’unité, à moins que le motif ne s’accorde avec le style de l’œuvre entière. »

Je ne sais si ces derniers mots ne dénoncent pas un retour partiel à la théorie de la couleur locale. N’est-ce pas faire de la couleur locale que d’avoir une œuvre entière qui s’accorde pour le style avec une chanson populaire, dont le lieu d’origine est bien déterminé ? N’y a-t-il pas là quelque chose de réel ? Sans doute, on a pu comprendre autrement la couleur locale, et exagérer beaucoup le pouvoir de la musique ; mais n’est-ce pas tomber dans un excès contraire que de voir dans la couleur locale une pure illusion, sans fondement réel ? Il me semble qu’il en est ainsi, et les derniers mots cités de M. Weber viennent à l’appui de cette opinion.

Examinons de plus près le moyen dont parle M. Weber, l’imitation dans une certaine mesure du style musical propre aux différents peuples. Supposons qu’on fasse chanter une tyrolienne par un berger breton ou que, dans un opéra représentant le combat des Thermopyles, l’orchestre attaque la Marseillaise, il est probable que nous serons fortement choqués. {{M.|Weber lui-même reproche à Meyerbeer d’avoir fait d’une chanson allemande une marche russe pour l’Étoile du nord. Pourquoi cette impression désagréable ? Évidemment parce qu’il y aurait un désaccord complet entre le personnage et la musique au point de vue des temps ou des lieux. Si le désaccord peut exister, c’est donc que l’accord peut exister aussi. Cet accord, c’est la couleur locale telle qu’elle peut être légitimement admise. M. Weber lui-même reconnaît d’ailleurs au prétendu Ranz des vaches de l’ouverture de Guillaume Tell un caractère pastoral. Voilà, il me semble, de la couleur locale ; il est bien évident que la musique ne peut pas tout indiquer en fait de temps et de lieux. On n’apprendra ni la géographie ni l’histoire par des assemblages de notes ; mais il n’en est pas moins vrai que telle la musique s’accorde mieux avec certains pays et certaines époques. C’est tout ce dont on a besoin. Il faut bien remarquer d’ailleurs que ce n’est pas seulement par l’imitation ou la reproduction d’airs de différents pays que l’on obtiendra, dans la mesure du possible, la couleur locale, mais encore et surtout par l’emploi d’un style capable de s’accorder avec ces airs, si on les emploie quelquefois, et capable avant tout de réveiller en nous des sentiments, des émotions, des impressions quelconques analogues à ceux qu’éveille le pays dont il faut rendre la couleur ou l’époque où se passe le drame. Nous retombons ainsi dans ce que M. Weber appelle la musique expressive ; mais M. Weber n’a pas vu que la musique expressive pouvait avoir, à cause même de son expression, une certaine couleur locale. C’est bien certes une manière pour la