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principe de l’utilité n’y suffit pas. Surtout nous ne voyons pas pourquoi l’homme est doué de certains instincts plutôt que d’autres tout différents ; nous n’avons pas la clef de son caractère ; nous ne savons pas pourquoi chaque être raisonnable représente tel ou tel type. Il faut, pour résoudre ces difficultés, reconnaître que si un organisme individuel est composé de parties qui dépendent mutuellement les unes des autres, si sa conservation suppose la permanence d’un certain équilibre, il se comporte lui-même comme un élément d’un équilibre plus général, et sa constitution dépend à chaque instant de son adaptation au système du monde tout entier. Chaque être est ainsi la solution d’un problème en même temps qu’un ensemble de données pour un nouveau problème. Il a su résister jusqu’à présent à l’active compétition de rivaux innombrables, à l’action de mille causes de destruction ; c’est là le problème résolu. Mais les conditions ne restent pas ce qu’elles sont. Elles se modifient de moment en moment ; un nouvel état de choses se substitue sans relâche à l’état de choses réalisé et déjà passé. Il faut s’adapter à ces conditions nouvelles ; c’est le problème à résoudre. Sans doute cette transformation incessante ne s’opère que graduellement ; mais elle suppose une série ininterrompue d’expériences inconscientes ou non qui ont pour résultat, sous peine de mort, plus ou moins promptement, une nouvelle adaptation. Ce qui la favorise, voilà le bien, sans qu’on puisse jamais prétendre à un bien absolu dans ce progrès indéfini ; le mal est au contraire ce qui la contrarie.

Mais pour bien se rendre compte de ce développement de tous les êtres, de l’homme en particulier, et définir ainsi avec précision ce qui est bien ou mal, il faudrait comprendre la nature entière et montrer le jeu de tous ses ressorts. C’est une tâche assez vaste déjà de chercher à déterminer les rapports qui existent entre l’homme individuel et la société, d’étudier cette société au point de vue de l’influence qu’elle exerce sur chacun de ses membres. Or le développement social, c’est un fait d’observation, peut se poursuivre sans que l’organisation individuelle soit modifiée, sans variations organiques. En revanche, l’expérience s’accumule, l’héritage de ce capital tout composé d’aptitudes s’accroît, et les langues se perfectionnent sous l’action du facteur social. Il s’établit une discipline sociale toujours présente ; les instincts corporatifs naissant se fortifient et forment entre eux une hiérarchie. On peut suivre ce progrès à chaque moment, ou, comme dit M. Leslie Stephen, à chaque étape de l’évolution. Nous renonçons à le suivre dans les développements qu’il consacre à l’étude des formes que revêt ce « tissu social », comparable au tissu physiologique et dans lequel les cellules sont remplacées par des individus. On comprend qu’elle doit être la complexité de ces actions et réactions dont le concours produit les différentes sociétés particulières et inégalement civilisées, qui composent l’humanité.

De là aussi des coutumes, des lois positives ; celles-ci naissent de celles-là et leur empruntent leur valeur beaucoup plus qu’aux sanctions