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ANALYSES.leslie stephen. The science of Ethics.

quelle mesure par suite le problème moral nous est rendu plus facile. Mais ce problème, nous le résolvons par le fait même de vivre, comme les planètes résolvent par le fait de se mouvoir une foule d’équations différentielles fort complexes. Par l’observation, et en tenant compte du facteur social trop négligé jusqu’à présent, nous devons espérer de parvenir à des formules vraiment scientifiques. Si elles n’ont pas une rigueur mathématique, une valeur quantitative, c’est que cet ordre d’études ne le comporte pas, du moins pour le moment ; elles seront cependant certaines et vérifiables.

Il s’en faut de beaucoup que M. Leslie Stephen, malgré tous ses efforts, aboutisse à ce résultat, et, comme nous le verrons, il en convient lui-même de fort benne grâce. Nous ne le suivrons pas dans son analyse minutieuse des motifs de notre conduite. L’abondance des exemples familiers, à la manière anglaise, la simplicité de l’exposition dans chaque partie prise séparément n’excluent pas une certaine confusion, et l’on pourrait souhaiter quelquefois plus de brièveté et une composition meilleure. Il étudie d’abord les émotions comme motifs de nos actes et critique en passant, comme superficielle, la doctrine de ceux qui ne considèrent dans l’homme que l’élément sensible. On doit y joindre l’étude de la raison. Mais il ne faut pas séparer la raison et le sentiment ; ils s’impliquent et se développent ensemble. Agir raisonnablement, c’est juger avec exactitude ; c’est aussi éprouver, qu’on le sache ou non, une émotion assez forte pour déterminer la conduite. Ce qui distingue un être raisonnable d’un être dénué de raison, c’est de pouvoir agir en vue de certaines fins, et non sous la seule impulsion du moment ; mais ces fins intéressent la sensibilité, et la lutte, dont on parle si volontiers, entre le devoir et la passion, n’est jamais qu’une lutte entre des sensations ou des sentiments différents. La supériorité de l’homme est de se représenter ces états, de s’ouvrir ainsi, en quelque sorte, un nombre de voies à suivre plus ou moins grand ; le choix lui-même dépendra de la force actuelle de ces représentations ou des motifs en général.

Il est inutile de faire remarquer que ce livre doit contenir et contient en effet la négation la plus formelle de la liberté, si l’on entend par ce mot l’indépendance vis-à-vis des motifs. Ce n’est pas dans un essai de morale scientifique que l’on admettrait une dérogation au « postulat universel » de toute science, à savoir que tout phénomène a sa cause dans d’autres phénomènes. Nous avons donc tout un chapitre sur la volonté libre où les arguments du déterminisme sont reproduits et en partie renouvelés avec une rare vigueur. Mais l’enchaînement des causes et des effets qu’il s’agit précisément de nous découvrir dans cette infinie complexité du monde moral est plus facile à affirmer qu’à démontrer.

La théorie de l’évolution vient ici à notre secours, et M. Leslie Sptephen ne tarde pas à abandonner l’observation de l’individu pour celle du tout dont il fait partie. À ne considérer que l’individu, il est impossible d’expliquer les jugements que nous portons sur la plupart des actes. Le