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LECHALAS. — sur le mode d’action de la musique

ajouter quelque chose aux parties déjà construites de ce grand édifice. »

Eh bien, ce gros volume nous plaît par ce ton de sincérité et de bonne foi ! Il se peut que M. Leslie Stephen se trompe en voulant faire sortir la morale de l’expérience ; nous croyons même qu’il se trompe. Mais c’est un chercheur, épris de la vérité. L’histoire de sa vie et la diversité de ses travaux le montrent assez. Il a surtout ce rare mérite de ne pas s’abuser sur le caractère prétendu définitif de certaines solutions. Il sait changer d’opinion et subir l’influence des théories qu’il étudie. D’abord partisan de l’utilitarisme orthodoxe dont Stuart Mill était le chef, il s’est laissé séduire par l’œuvre de Darwin et s’est alors mis à la suite de M. Herbert Spencer. Il n’a peut-être pas dit son dernier mot. En attendant, personne ne fut jamais moins accessible à la vanité de paraître avoir des idées originales. Pourvu qu’il se soit vraiment assimilé celles qu’il exprime, il s’inquiète peu de savoir s’il les a, trouvées par lui-même ou si elles ne sont que de simples réminiscences. Mais il est bien de son pays : il a peu de penchant pour la métaphysique.

Si l’on veut en effet constituer la morale comme science d’observation, il faut se garder de la métaphysique. Mais est-ce bien de morale qu’il s’agit ici ? Nous avons quelque peine en France, si je ne me trompe, à entendre ce mot dans le sens que lui donne l’école anglaise expérimentale. Quand nous parlons de morale, même à l’école primaire, nous pensons à cet ensemble de règles qu’il faut suivre pour arriver au bien, à ce code idéal qui repose sur des principes immuables, à la loi morale, en un mot, dont les caractères et la formule nous sont révélés, disons-nous, par la raison. Quel est le problème que veut résoudre M. Leslie Stephen ? C’est de déterminer scientifiquement, c’est-à-dire par l’observation et l’induction, comme en physique, les lois auxquelles la conduite humaine est soumise, non ce qui doit être, mais ce qui est. En fait, il y a un ensemble de règles qui sont respectées dans toute société donnée, qui dictent l’approbation ou la désapprobation des différents actes, qui ont une certaine influence sur la direction de la vie. Comment ces règles se sont-elles établies ? Comment nos sentiments moraux se sont-ils développés ? En un mot, quelle est la forme scientifique de la moralité ? Et il faut bien comprendre cette expression : forme scientifique. Bien comprise, elle montre qu’il n’y a pas, au fond, de différence entre ces lois de la conduite et les lois des phénomènes sensibles. Sans doute les corps soumis aux lois physiques et chimiques n’ont pas la même nature que l’homme. Leurs relations sont beaucoup plus simples. Il n’y a pas à rechercher parmi les causes des changements qu’ils subissent le rôle de sentiments ou d’idées qu’ils n’ont pas. Mais de cette différence de nature il résulte seulement que les conclusions des sciences cosmologiques seront plus rigoureuses et plus certaines, tandis que le problème moral, par la complexité même de ses données, ne recevra de longtemps qu’une solution imparfaite. En réalité, la science n’a pas un autre objet en morale et en physique.