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que « les muscles reçoivent, outre les filets moteurs, des filets sensitifs. Par là existe dans ces organes une sensibilité particulière à laquelle on a donné le nom de sens musculaire, sensibilité permettant d’apprécier jusqu’à un certain point l’énergie des actions musculaires[1]. » De ce fait résulte que le phénomène ne s’arrête pas aux modifications du système musculaire, mais qu’il fait retour vers le centre cérébral ; et ce sens musculaire explique la réversibilité qui paraît exister entre les émotions psychiques ou cérébrales et les états musculaires correspondants.

Les observations de Herbert Spencer, sur les rapports entre le chant et les sons émis spontanément sous l’influence des diverses émotions, donnent d’ailleurs une explication philosophique des actions de la musique sur nos organes : l’instinct sympathique qui unit les hommes doit avoir une base physiologique, et cette base serait une accommodation de nos organes conforme à celle des personnes dont l’émotion nous touche. Mais la liaison qui se trouve ainsi exister entre la signification des sons et les cris naturels n’a plus le caractère étroit que lui attribue Spencer, lorsqu’il ne voit d’autre cause à l’influence des sons sur nous que leur ressemblance à des sons déjà connus. C’est ainsi que la musique harmonique ne présente aucun caractère paradoxal, et que l’on conçoit comment le compositeur peut provoquer, dans celui qui écoute son œuvre, un état de sensibilité nouveau pour ce dernier.

Examinons maintenant quels doivent être les caractères des émotions provoquées, non par une idée ou par la reconnaissance des signes manifestant les émotions d’un autre homme, mais par une modification de tout l’appareil nerveux en relation avec la sensibilité morale. Les émotions ayant pour origine une idée ou la reconnaissance d’une chose quelconque ne doivent, en général, présenter rien de bien mystérieux, car elles reposent sur un fait intellectuel, qui communique son caractère de précision à l’état moral qu’il produit ; pour ne rien exagérer, nous reconnaîtrons que tous les phénomènes intellectuels ne sont pas absolument précis, mais il est cependant dans leur essence de tendre à la précision, et ce fait imprime forcement un caractère spécial à tout ce qui en dérive. Au contraire, la sensibilité par elle-même est obscure ; aussi conçoit-on que sa mise en jeu par un phénomène purement physiologique ne doit produire qu’un état d’émotion très vague ; mais, en même temps qu’il sera vague, il pourra avoir une énorme puissance, car la sensibilité se trouve alors directement atteinte. Comment sortir de cette indéter-

  1. Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux (XIVe leçon).