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M. Eugène Véron, qui adopte l’opinion du philosophe anglais sur l’origine et le mode d’action de la musique, ne nous montre-t-il pas comment la musique harmonique, dont il reconnaît l’importance, peut agir si puissamment sur nous, alors qu’elle s’éloigne beaucoup plus que la mélodie de l’imitation de nos cris et de nos paroles.

Mais c’est peut-être dans l’œuvre même d’Herbert Spencer que nous trouverons l’exemple le plus caractéristique de l’insuffisance de sa théorie : grâce à sa sensibilité exceptionnelle, le musicien, dit-il, traduit des sentiments que les autres hommes n’éprouvent pas ou éprouvent faiblement. « Par là, continue-t-il, nous pouvons, dans une certaine mesure, comprendre comment la musique, non contente de réveiller si puissamment nos sentiments familiers, produit aussi des sentiments que nous n’avions jamais connus, c’est-à-dire réveille des sentiments qui sommeillaient en nous, dont nous ne concevions pas la possibilité et n’entendions pas le sens ; ou, comme dit Richter, nous parle de choses que nous n’avons pas vues ni ne verrons jamais. » Or, nous l’avons dit, Spencer attribue le sens qu’a pour nous un son à ce que nous y reconnaissons celui que nous avons émis sous l’influence de telle ou telle émotion ; il y a contradiction évidente entre cette manière de voir et le fait qu’un son peut éveiller en nous un sentiment qui nous était resté jusqu’alors inconnu.

La théorie de l’imitation, qui n’appartient pas en propre à Herbert Spencer, mais à laquelle il a su donner une valeur scientifique qu’elle n’avait pas encore, se trouve donc, pour ainsi dire, débordée par les faits elle n’est pas réfutée et en est bien loin, mais elle appelle un complément. Pour chercher ce complément d’une façon méthodique, voyons ce qui nous reste à étudier des trois éléments du phénomène musical. La considération de l’élément physique, du son en lui-même, en y ajoutant celle de la sensation brute qu’il produit en nous, nous a conduit à la musique décorative. Ensuite, considérant la sensation, élément psychique, d’une façon plus complète, la rapprochant d’autres sensations analogues, nous avons vu apparaître la théorie de l’imitation, qui explique d’une manière générale la musique expressive, mais laisse certains faits sans cause suffisante. Il nous faut donc étudier le troisième élément, l’élément physiologique ; ce n’est pas qu’il n’ait déjà fait quelque apparition, mais nous ne l’avons considéré jusqu’ici qu’autant que cela était nécessaire par sa connexité avec les éléments voisins. Nous allons maintenant l’analyser avec quelque détail, et, pour cela, nous emprunterons à l’ouvrage de Claude Bernard sur la Science expérimentale quelques notions de physiologie.