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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

dait sa pensée pour la mettre en vers ; maintenant on préfère la laisser divaguer tout à son aise. Y gagnons-nous ?… Par bonheur, l’esthéticien n’a pas à indiquer de procédés pour la construction des mauvais vers. Nous pouvons nous contenter d’établir cette règle générale : chaque vers doit contenir une idée de valeur qui lui soit propre et qui cependant se rattache aux idées exprimées dans les vers précédents et suivants ; en d’autres termes, il faut que chaque vers, d’une part se suffise à soi-même, soit fait pour lui-même, ait une vie propre (et en conséquence ne contienne pas un mot de remplissage) ; il faut d’autre part qu’il se lie intimement aux autres vers et soit fait pour eux.

Si la pensée est le fond de la musique du vers, s’ensuit-il que le poète pensera absolument de la même manière que le prosateur et suivra toujours les mêmes procédés de raisonnement ? Non, et Boileau, qui paraissait le croire, avait tort. D’abord la passion ne permet pas les longues séries de déductions savamment enchainées : elle ne supprime pas pour cela le raisonnement, comme le croit M. de Banville, mais elle le raccourcit. Ensuite, si l’émotion tend à produire un rythme dans le langage, elle tend à rythmer la pensée même, à y introduire une sorte de balancement harmonieux, à la rendre pour ainsi dire ondulante au lieu de la laisser aller droit son chemin. Nous avons le plus frappant exemple de cette pensée rythmée dans la poésie hébraïque. Il y a des strophes de pensées comme il y a des strophes de mots, et on ne peut écrire les secondes que si, avant de s’exprimer dans des mots précis, la série des idées poétiques s’est déjà organisée d’elle-même en groupes réguliers, se correspondant l’un à l’autre. Ce rythme, qui remonte jusqu’à l’intelligence et va régler pour ainsi dire jusqu’aux vibrations de nos cellules cérébrales, est, comme on le voit par l’exemple des Hébreux, tout à fait indépendant de l’action exercée par la rime. Il est certaines pensées qui naissent en nous toutes prêtes à être mises en vers, qui sont déjà des vers ; il y a une sorte de poésie sans paroles, d’harmonie délicieuse des pensées entre elles qui ne demande qu’à s’exprimer, à devenir sensible pour l’oreille. Cette belle jeune fille de la légende dont chaque parole faisait sortir un joyau de sa bouche, c’est la poésie ; la pensée du poète, vivante et frémissante encore, vient s’enchâsser dans l’or et le diamant : on ne peut plus l’en séparer sans la briser.

Bien avant de subir l’influence de la rime, la pensée du poète diffère donc en sa marche de celle du prosateur, l’une étant toute droite pour ainsi dire, l’autre ondulant à travers le flux et le reflux des strophes. La rime, nous l’avons vu, accentue encore cette différence. Il serait absurde de soutenir que la rime n’agit pas ou ne doit pas agir