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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

On ne reprochera pas du moins à ces vers de signifier quelque chose. De tels principes étant admis par les chefs du mouvement romantique, il était facile de déterminer d’avance où ce mouvement devait aboutir. Derrière les grands talents et les penseurs allaient venir ceux qui ne penseraient plus et qui, chose extraordinaire, s’en feraient gloire. À toutes les époques de la littérature, à la fin de la poésie grecque et latine ou de notre propre poésie classique, un fait analogue s’était produit : la recherche du mot avait remplacé celle de l’idée ; mais ni les Callimaque, ni les Stace, ni les Delille n’avaient raisonné aussi bien les principes de leur art. Pour trouver l’exact pendant du « Parnasse contemporain », il faut le chercher au temps où triomphaient « Ravisius Textor et le Gradus ad Parnassum », où fleurissaient les poètes pseudo-latins, dont se moqua Boileau lui-même. Nos Parnassiens d’aujourd’hui, en croyant faire des vers français, font en réalité des vers latins : ce sont les mêmes procédés, — chevilles, épithètes ingénieuses, centons pris dans les bons auteurs, — avec le souci de la rime remplaçant celui du dactyle. Ils croient parler la langue de V. Hugo, comme Lebeau croyait parler celle de Virgile ; et en effet ils ont retrouvé la lettre, mais où est l’esprit ? Le vers ne peut pas vivre ainsi de sons et de mots vides. Même dans la musique, quoi qu’en aient dit MM. Hanslick et Beauquier, le simple plaisir de l’oreille ne nous suffit pas : nous voulons la profondeur du sentiment et de l’idée ; pourtant la musique, variant sans cesse la hauteur des sons, peut encore nous charmer par de simples roulades et des fioritures. Il n’en est plus ainsi du vers, qui tire son harmonie du rythme et de l’accent ; nous ne l’écoutons plus en simples dilettantes et pour ainsi dire avec notre oreille seule. Aussi peut-on moins aisément supporter la lecture de sots vers que de sotte prose. Un vers où la pensée est insuffisante et banale offre quelque chose de contradictoire et de choquant, puisque, fait pour produire l’émotion par sa forme rythmée, il tend à la détruire par son sens : c’est une sorte de monstruosité. Un vers bien scandé, sonore, qui semble tout frémissant d’émotion, prêt à chanter, et qui pourtant ne nous chante rien au cœur, ressemble à un rossignol mis en cage, dont la voix est tombée avec les ailes ; nous pensons à tout ce qu’il pourrait nous dire si un coup d’aile le soulevait tout à coup, s’il lui revenait quelque sentiment de l’air libre, et nous n’éprouvons plus à sa vue que tristesse et pitié.

D’après ces principes, nous pouvons apprécier à leur juste valeur les théories étranges de certains poètes contemporains sur la poésie vide de pensée et remplie de « chevilles ». Ces théories ont leur origine, il faut le reconnaître, dans une observation historique ingé-