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notre langue vulgaire et même le vers des siècles précédents n’est souvent qu’une traduction diffuse de la pensée intérieure, le vers moderne essaye de rendre celle-ci dans toute sa puissance et sa vie ; c’est une traduction tellement proche du texte qu’elle donne parfois l’illusion de l’original : le poète semble se livrer à nous tout entier, et on croit sentir passer directement en soi l’âme même de nos grands hommes envolée avec leurs chants.

Alors qu’en réalité le romantisme marquait l’invasion d’idées nouvelles dans la poésie, on n’y a vu souvent qu’une innovation dans les mots, une réforme du vocabulaire, un retour au terme propre. Lui-même ne s’est guère mieux interprété attachant une importance essentielle à la rime, il en vint à adorer le mot, qu’il confondit absolument avec l’idée ; le mot, « vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu[1] !» Le culte du « pittoresque », qui réside surtout dans les mots, remplaça celui de la beauté véritable, qui réside surtout dans la réalité et dans la pensée. De là la recherche des termes « empanachés » et bruyants, qui laissent dans l’oreille une sorte de bourdonnement confus et dans l’esprit des images incohérentes, sans présenter aucune idée claire. Th. Gautier, doublement fier de son habileté dans l’art des mots et de sa force en gymnastique, aimait à s’écrier : Moi, je suis fort, j’amène 520 sur une tête de Turc, et je fais des métaphores qui se suivent ! Tout est là. » Des noms aux « triomphantes syllabes », sonnant comme des « fanfares de clairon », ou encore des « mots rayonnants », des « mots de lumière », voilà, selon Th. Gautier, toute la poésie lyrique ; quant au roman et au drame, il a besoin d’une autre espèce de mots, ceux qui offrent au palais une saveur excitante et épicée. « Les classiques ont pipé les niais de leur époque avec du sucre ; ceux de maintenant aiment le poivre : va pour le poivre ! Voilà tout le secret des littératures. » Le romantisme touche ici de bien près au « naturalisme » d’aujourd’hui. G. Flaubert, qui se rattache si étroitement aux romantiques, n’avait pas un moindre culte du mot pour le mot même. Quoiqu’il n’eût jamais fait de vers il émettait cette théorie singulière, en contradiction avec les vues citées plus haut, qu’ « un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose ». Si on prenait au sérieux ces principes de poétique, il ne resterait plus qu’à disposer en vers à rimes riches les belles sonorités empruntées à la langue turque du Bourgeois gentilhomme :

Marababa sahem, yoc salamalequi,
Carbulath onchalla, croc, catamalequi.

  1. Contemplations, I, vii.