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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

profondément le rythme et l’harmonie du vers. Boileau ne pensait ni ne sentait de la même manière que V. Hugo et A. de Musset ; de là vient que les règles de la métrique étaient pour lui toutes différentes. La révolution poétique de la première moitié de ce siècle s’est faite dans la pensée bien avant de se faire dans la forme : des idées philosophiques, religieuses, sociales, inconnues jusqu’alors des poètes, éclataient au beau milieu de ces tranquilles alexandrins que Delille attachait deux à deux, le matin, couché dans son lit bien chaud, fenêtres closes, en attendant que sa nièce lui apportât ses vêtements. Certes ces pauvres vers monotones et vides, cadre commode pour une pensée qui cherchait à penser le moins possible, c’est-à-dire à décrire, — devaient être disloqués à jamais par le progrès de l’art. Il fallait pour les idées nouvelles, pour les sentiments nouveaux, une forme plus flexible et plus riche, quoique imaginée d’après les principes immuables du vers ; par la force des choses, cette forme naquit : c’était comme le bouleversement moral et politique du siècle précédent qui finissait par retentir dans le domaine de la métrique. La grande supériorité des contre-temps et des enjambements vient de ce qu’ils peuvent, en condensant deux ou trois phrases dans le même vers, y faire tenir plus d’idées, plus de sentiments, y accumuler pour ainsi dire plus d’émotion latente, plus de force nerveuse. Lorsque l’alexandrin de Boileau, avec sa démarche solennelle, pouvait porter et soutenir une idée, c’était déjà beaucoup ; celui d’André Chénier et de V. Hugo est tout ensemble plus plein et d’allure plus rapide. Les phrases courtes, sentencieuses, vibrantes, les longues périodes entraînant avec elles un flot d’images, tout entre dans ces vers, qui sont toujours capables de contenir ce qu’y veut mettre une pensée riche. Les auteurs du xviiie siècle et du xviie avaient des vers lâches et trainants où ils délayaient leur pensée ; l’idéal nouveau est de la condenser, dans la mesure où on le peut sans lui ôter rien de sa clarté, et tel est au fond l’idéal même de toute poésie. La puissance et la variété de la pensée font l’harmonie même du vers. Un des caractères de la phrase poétique, en effet, c’est qu’elle doit être plus nerveuse que la phrase en prose. Les douze syllabes d’un vers doivent donner une idée de plénitude que douze syllabes du langage ordinaire ne sauraient donner. Il faut donc qu’elles renferment et éveillent plus d’idées. Il faut que chaque mot porte, et que l’ensemble du vers vibre comme une corde d’instrument bien tendue. Le vers à coupe variée, qui, une fois dépouillé de ses défauts, permet plus qu’aucun autre cette concentration des idées, est bien celui qui convenait le mieux au siècle où la pensée est le plus pressée, le plus vive d’allure, au xixe siècle. Tandis que