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Avec cette forme trop pauvre, il devient tellement difficile d’être original en vers, qu’on comprend ceux qui cherchent l’originalité dans la fausseté des idées et des images, comme l’ont fait souvent Baudelaire et ses successeurs ; il y a un moyen suprême de tirer quelque chose de nouveau des vieux mots et des vieilles rimes : c’est de chercher entre eux des alliances impossibles et des rapprochements absurdes. Le poète supplée alors à sa pauvreté par de la fausse monnaie. — Quant à ceux qui veulent rester vrais et sincères, ils se trouvent réduits à l’impuissance ; on voit de beaux talents pleins d’espérance s’épuiser, se tarir, et la faute en est pour une certaine part à l’épuisement même de leur langue ; la source la plus féconde a encore besoin de trouver un lit qui lui convienne pour ne pas être absorbée et disparaître. Il est des cours d’eau de l’Afrique dont la nappe liquide roule ample et triomphante, comme prête à se frayer une route dans le sable ; pourtant ils n’avancent jamais, aspirés au fond par le sable même et bus par un abîme invisible.

En somme, c’est dans le sens de la liberté qui se fait en général tout progrès ; c’est dans ce sens que doit se faire aussi le progrès du vers. La liberté du rythme était très insuffisante chez les classiques ; celle de la rime est très insuffisante chez les romantiques. Nous avons vu que la conséquence est l’appauvrissement, la croissante stérilité de la pensée même ; car la forme du vers réagit toujours sur le cerveau du poète. Le remède serait l’absence d’entraves sans but, la suppression de règles non raisonnées : liberté, c’est fécondité.

IV

En littérature et en poésie, il ne saurait y avoir de révolution dans la forme sans une révolution dans les idées ; c’est ce qu’oublient trop nos prétendus novateurs d’aujourd’hui, et c’est pourtant ce qui ressort de cette étude. L’émotion, tel nous a paru être le principe psychologique du langage rythmé ; l’émotion, à son tour, a pour cause un sentiment ; le sentiment lui-même se résout pour la psychologie dans une pensée spontanée et encore confuse. Le principe dernier du langage rythmé, comme de tout langage, est donc la pensée, et c’est elle qui, en se modifiant, peut seule modifier

    dits prétendent quelque peu factice. Quand il n’a pas la ressource du nom propre, V. Hugo lui-même se voit parfois un peu embarrassé. Tout le monde en trouvera des exemples dans sa mémoire, mais ce sont les qualités et non les faiblesses du grand poète qui doivent nous servir d’exemple.