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La préoccupation exclusive de la rime sonore, érigée en principe par tous les disciples du romantisme, a sur le poète une influence psychologique qu’il est curieux d’étudier ; elle produit sur son esprit plusieurs effets distincts, que nous analyserons successivement. D’abord la recherche de la rime, poussée à l’extrême, tend à faire perdre au poète l’habitude de lier logiquement les idées, c’est-à-dire au fond de penser ; car penser, comme l’a dit Kant, c’est unir et lier. Rimer, au contraire, c’est juxtaposer des mots nécessairement décousus. Si le soin de la rime absorbe uniquement le poète, il devient bientôt incapable de suivre une idée jusqu’au bout ; son vers, sautant d’une idée à l’autre sur la « raquette » de la rime, perd ces ailes divines qui devaient, suivant V. Hugo, l’emporter droit dans les cieux ; son vol en zig zag est celui de la chauve-souris. Le culte de la rime pour la rime introduit peu à peu dans le cerveau même du poète une sorte de désordre et de chaos permanent : toutes les lois habituelles de l’association des idées, toute la logique de la pensée est détruite pour être remplacée par le hasard de la rencontre des sons. C’est le lyrisme tel que l’a réalisé Boileau, avec l’incohérence remplaçant l’inspiration.

À ce premier inconvénient du culte de la rime, qui est pour ainsi dire de désapprendre à penser, il faut en joindre un second : celui de désapprendre à parler simplement, à employer toujours l’expression propre et concise. Le poète épris de la rime est sans cesse forcé, s’il ne veut pas laisser sa pensée interrompue, de la gonfler et de la distendre jusqu’à ce que, de vers en vers, il ait fini par découvrir la série de rimes riches qu’il demande. La périphrase et la métaphore sont la seule ressource pour bien rimer. De là, comme double conséquence, chez les parnassiens, les périphrases ingénieuses « à la Delille », et chez les romantiques des métaphores souvent superbes, quelquefois fausses, comme celles qu’on trouve chez V. Hugo lui-même. On a dit fort bien de Th. Gautier

    er (sonore), or ou ur. On ne tolère pas les rimes en ant sans consonne d’appui, et on accepte d’habitude les rimes en an (par exemple, dans V. Hugo, Adam et océan). L’oreille n’est pour rien dans tout cela, bien entendu. — « Il serait trop facile de faire des vers », — voilà la seule raison que donnent les versificateurs. Hélas ! ne serait-il pas toujours aussi difficile d’en faire de beaux ? Les poètes se plaisent parfois à se donner eux-mêmes des entraves et à se mettre, comme dit Musset, « de bons clous à la pensée ». Comme s’ils pouvaient jamais avoir trop de mots pour bien choisir celui qui exprime le mieux l’idée ! Une pensée donnée veut un mot qui lui réponde exactement, et, si tel mot en ant lui répond mieux que tel autre, pour quelle raison mutiler l’idée afin de satisfaire une fantaisie qui n’a pas son principe dans la théorie même du vers ? Il ne faut pas introduire dans la poésie ces fausses symétries et ces règles sans but que Pascal comparait aux « fausses fenêtres » dans l’architecture.