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poètes contemporains, montre combien le chatouillement de la rime riche touche moins l’oreille que la musique intérieure et profonde du rythme[1].

Recherchons donc scientifiquement, en dehors de toute tradition classique ou romantique, ce qui distingue une bonne rime d’une mauvaise.

La rime est constituée par l’identité de timbre ; or c’est la voyelle qui donne le timbre, et c’est elle en conséquence qui est l’essentiel dans la rime. La consonne, au contraire, comme l’a fait voir M. Max Müller, n’est qu’un bruit accompagnant l’émission de la voyelle ; elle n’a pas par elle-même de valeur musicale. La consonne est si bien au second rang dans la rime, que celle-ci a commencé par n’être qu’une simple assonance. Empruntons un point de comparaison à l’analogie établie par Helmholtz entre l’ouïe et la vue. Le timbre est la couleur du son ; c’est même ainsi qu’on le définit en allemand et en italien ; chaque voyelle représente ainsi pour l’oreille ce qu’est pour la vue l’une des couleurs du prisme : le charme de la rime consiste à ranger ces couleurs selon un ordre régulier, à les faire disparaître et revenir tour à tour, comme cela se produirait si l’on faisait tourner devant nous un disque bariolé de nuances savamment disposées. Les voyelles constituant ainsi comme la coloration du langage, les consonnes ou articulations ne sont que les lignes qui séparent les unes des autres les diverses bandes colorées et les empêchent de se confondre. Elles sont comme les nervures du langage et on ne les distingue pas aussi facilement de loin : dans un massif d’arbres, on n’apercevra d’abord que la teinte des feu les, non leur forme ; de loin, on n’entendra dans un chant que les voyelles émises, non les consonnes qui règlent leur émission. La voyelle étant le fond même de la rime et ce que l’oreille remarque d’abord, nous pouvons établir cette première règle, qu’avant tout la rime doit offrir l’identité des voyelles consonantes. Il faut donc condamner toutes ces rimes : couronne, trône ; râle, sépulcrale ; économe, homme ; bât, abat, etc., qu’on trouve sans cesse dans les romantiques et les parnassiens. L’identité de la consonne d’appui ne peut racheter en rien la différence des voyelles.

Ce principe de la rime une fois posé, nous comprendrons vite

  1. M. Zola opposait récemment A. de Musset à V. Hugo et croyait que la poésie nouvelle devait s’inspirer plutôt du premier que du second cette admiration exclusive de Musset est aussi injuste que le mépris professé par certains parnassiens. Les qualités comme les défauts des deux grands poètes sont de genres assez divers pour se compléter ou se corriger l’un l’autre, et pour servir à la fois d’exemple ou d’avertissement aux poètes qui viendront.