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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

n’a donc pas grande valeur, comme toute autorité. L’appréciation du public en aurait davantage ; mais en général tout lecteur qui n’est point un rimeur lui-même n’attachera pas une importance exagérée à la richesse de la rime : c’est là une affaire de métier plutôt que d’oreille. Pures questions de métier, par exemple, que tels reproches adressés à A. de Musset par les parnassiens. Si vous rencontrez dans la rue un tailleur, il vous regardera moins vous-même qu’il n’observera la coupe de votre habit ; si c’est un coiffeur, il examinera la coupe de vos cheveux ; si un cordonnier, vos chaussures : un étranger arrivant à Marseille est poursuivi aussitôt par de petits garçons qui, l’œil sur ses pieds, y découvrent quelque grain de poussière et mettent leur brosse à son service. Ainsi en est-il dans le monde des artistes : trop souvent, au lieu de saisir dans l’œuvre des Musset et des Hugo l’idée qui la dominait, on s’est attaché aux petites choses du métier, à tel grain de poussière. Th. Gauthier — qui ne pardonnait qu’un vers à Racine : « La fille de Minos et de Pasiphaë » — déclarait que le chef-d’œuvre de Hugo est l’énumération de noms sonores placée au début de Ratbert ; il reniait énergiquement Alfred de Musset, comme un « poète bourgeois », sans sonorité. A. Th. Gautier et aux parnassiens Musset eût pu répondre : « De grâce, ne regardez pas seulement mon pourpoint ou mes chaussures ; regardez-moi en face, droit au visage, et tâchez de lire ma pensée au fond de mes yeux. » La faveur croissante dont jouit Musset auprès du public, malgré le discrédit où il est tombé auprès des

    rimes avec consonnes d’appui, qui chez V. Hugo sont habituellement dans la proportion de soixante à quatre-vingts pour cent, tombent brusquement, en certains morceaux, à la proportion qu’on trouve chez Musset : trente-cinq à quarante pour cent, quelquefois moins. Voici par exemple une strophe des Contemplations où aucune consonance n’est parfaite, la consonne d’appui manquant (resse, paisse, etc.) :

    Hier le vent du soir, dont le souffle caresse,
    Nous apportait l’odeur des fleurs qui s’ouvrent tard ;
    La nuit tombait ; l’oiseau dormait dans l’ombre épaisse.
    Le printemps embaumait, moins que votre jeunesse ;
    Les astres rayonnaient, moins que votre regard…

    Selon le principe de M. de Banville et de M. Legouvé, ces vers ne rimeraient pas et ne seraient pas des vers. Il est vrai qu’on n’y trouve point de calembour, mais leur harmonie est incontestable.

    M. de Banville aurait plutôt raison s’il blâmait ces vers souvent cités qui terminent l’épisode du jugement dans Melancholia :

    Et rien ne reste là qu’un Christ pensif et pâle,
    Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

    Ceux-là ne riment vraiment pas, et pourtant ce sont bien des vers. L’exactitude de la rime semble devenir assez peu de chose, aux yeux mêmes de V. Hugo, devant l’harmonie de la phrase musicale et la puissance de l’image.