L’ESTHÉTIQUE DU VERS MODERNE
Nous avons vu dans une précédente étude que le vers est constitué avant tout par le rythme, le nombre et la mesure : il est la pensée à la fois pleine et mesurée, la pensée devenue musicale. Gustave Flaubert, dans ses lettres à George Sand, remarque lui-même que le vers semble être la forme à laquelle tend spontanément la pensée forte et émue. Dans l’harmonie des mots, dit-il, et dans la précision de leurs assemblages, « n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images et ce qui parait être l’extérieur est le dedans. » Si la loi des nombres est ainsi le dedans de la prose même, à plus forte raison est-elle le dedans de la versification, qui ne fait que la rendre sensible et régulière. Quant à la rime, comme nous l’avons prouvé, elle n’est scientifiquement que le moyen de marquer la fin du vers ; du moment où, grâce à elle, la mesure est devenue sensible, son rôle essentiel est terminé : le prosateur qui renforce et resserre sa pensée n’arrive pas à la rime, mais il arrive au rythme. Si l’on demande à la rime de jouer un rôle plus important, ce peut être une question de préférence personnelle ; mais la rime « opulente » n’a pas beaucoup plus d’importance dans une théorie scientifique du vers français que la rime annexée ou toute autre forme de rime employée au xive et au xve siècle. À aucune époque de l’histoire, la rime ne fut tenue en aussi grand honneur que pendant ces deux siècles.
Des oreilles qui n’étaient pas encore assez délicates pour être
- ↑ Voir le numéro précédent de la Revue.