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L’ESTHÉTIQUE DU VERS MODERNE

(Suite et fin.[1])

III

Nous avons vu dans une précédente étude que le vers est constitué avant tout par le rythme, le nombre et la mesure : il est la pensée à la fois pleine et mesurée, la pensée devenue musicale. Gustave Flaubert, dans ses lettres à George Sand, remarque lui-même que le vers semble être la forme à laquelle tend spontanément la pensée forte et émue. Dans l’harmonie des mots, dit-il, et dans la précision de leurs assemblages, « n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images et ce qui parait être l’extérieur est le dedans. » Si la loi des nombres est ainsi le dedans de la prose même, à plus forte raison est-elle le dedans de la versification, qui ne fait que la rendre sensible et régulière. Quant à la rime, comme nous l’avons prouvé, elle n’est scientifiquement que le moyen de marquer la fin du vers ; du moment où, grâce à elle, la mesure est devenue sensible, son rôle essentiel est terminé : le prosateur qui renforce et resserre sa pensée n’arrive pas à la rime, mais il arrive au rythme. Si l’on demande à la rime de jouer un rôle plus important, ce peut être une question de préférence personnelle ; mais la rime « opulente » n’a pas beaucoup plus d’importance dans une théorie scientifique du vers français que la rime annexée ou toute autre forme de rime employée au xive et au xve siècle. À aucune époque de l’histoire, la rime ne fut tenue en aussi grand honneur que pendant ces deux siècles.

Des oreilles qui n’étaient pas encore assez délicates pour être

  1. Voir le numéro précédent de la Revue.