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BERTRAND. — deux lois psycho-physiologiques

suite de la profonde ligne de démarcation que creusent même les plus émancipés et les mieux affranchis du dualisme cartésien entre la pensée et son substratum cérébral. Descartes dit : l’âme pense toujours, mais il faut ajouter le cerveau est toujours actif et par suite l’âme rêve toujours. Et ce rêve perpétuel a sa logique, comme la pensée dont il est l’ombre ou le reflet. S’il y a des gens qui ont perdu leur ombre ou leur reflet, situation très malheureuse, à en croire les conteurs allemands, ce sont les hommes qui ont tout réduit à l’espèce et ramené leur existence entière à un sec et criard mécanisme intellectuel. C’est ce courant continu de pensée cérébrale qui, se manifestant soudain et à contre-temps, détermine ce que nous appelons les coq-à-l’âne et les distractions, sortes de ruptures violentes du tissu de la pensée : ce tissu a sa doublure, d’autre couleur et le plus souvent de qualité inférieure, et nous apercevons cette doublure à travers les déchirures et les solutions de continuité. Obéir comme si l’on était mû et emporté par une influence magique à un ordre incompris, inconscient, oublié ; y obéir à point nommé, à une longue échéance : rien de moins explicable si l’on n’admet que la pensée pure, rien de plus intelligible si l’on admet la pensée cérébrale et surtout l’idéalité et la subjectivité de la notion de temps. La psychologie des mouvements, comme l’appelle excellemment M. Ribot, a aussi sa logique intérieure et pour ainsi dire organique. La malade de M. Ch. Richet essaye de trouver les motifs de sa démarche et en invente de fort étranges, dans l’impuissance où elle est de découvrir le véritable, l’ordre reçu ; il y a là un phénomène semblable à ces convictions qu’on essaye de justifier après coup même par les plus mauvaises raisons, état d’esprit que fait dire à un personnage d’Aristophane : « Non, tu ne me persuaderas pas, quand même tu me persuaderais ! » Il y a bien peu de faits d’expression physionomique et de mouvements musculaires expressifs que n’expliquent ou du moins que n’éclaircissent les lois de Chevreul et de Charcot. En terminant ce trop long article, un scrupule nous vient : au lieu de dire que les états cérébraux et les modifications mentales provoqués sont susceptibles de se traduire par les attitudes et les mouvements expressifs qui habituellement leur correspondent, ne pouvons-nous être plus affirmatifs et dire que cette traduction a lieu nécessairement et presque toujours immédiatement ? Telles sont les deux lois psycho-physiologiques, précieuses conquêtes de la science française contemporaine, qui, combinées avec les trois principes de Darwin, nous semblent propres à faire passer la science de la physionomie de l’âge mythologique et métaphysique à l’âge scientifique et positif.

Alexis Bertrand.