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terre ou bien la cuve à mercure circulaire et mes yeux, si je ferme les yeux ou si un aide me les couvre d’un bandeau, aussitôt le mouvement diminue et bientôt cesse tout à fait. Il y a donc réellement deux influences non physiques, mais psycho-physiologiques : 1o le regard fixé sur le pendule qui oscille ou sur la figure circulaire dont il suit les contours ; 2o l’idée inconsciente que le pendule va se mouvoir, qu’il se meut déjà. M. E. Chevreul en 1854[1] insistait presque exclusivement sur la seconde cause du mouvement ; aujourd’hui, il regarde la première comme la seule essentielle. « Mais la vérité, le fait certain pour moi qu’une simple pensée qui n’est pas la volonté détermine une action musculaire à l’insu de l’expérimentateur, absorba mon attention, et j’omis la condition sans laquelle il n’y a pas de mouvement, c’est-à-dire la condition de la vue. Et pourtant cette condition est la découverte même. Pourquoi omise ? Avant tout, c’est l’importance attachée à la pensée qui n’est pas la volonté qui me préoccupait. »

Il me semble possible d’opérer la synthèse des deux interprétations ; oui, la pensée n’agit sur le mouvement qu’après avoir reçu des yeux l’indication du sens du mouvement et même de sa nature oscillatoire ou rotatoire, circulaire ou elliptique. M. E. Chevreul oublie son assertion : le cerveau voit les idées et les juge. L’organe de la vue est sous la dépendance du centre optique, des tubercules quadrijumeaux. Je puis, au lieu de voir l’oscillation, l’imaginer ; je déploie ainsi dans le cerveau une sorte d’énergie visuelle qui équivaut à la vision. Dès lors, la vue n’est plus la condition essentielle du phénomène ; cette condition, c’est la pensée, non une pensée abstraite et sans vie, mais une pensée concrète, toute pénétrée de sensation et de perception. J’ai recommencé avec beaucoup de soin

  1. « Je me couchai après une journée pleine d’émotions. En réfléchissant dans le calme de la nuit à tout ce qui s’était passé en moi pendant le jour, une idée fixa mon attention : c’est qu’il me sembla que la vue du pendule en mouvement avait eu un charme véritable pour moi, qu’un plaisir réel naissait de l’amplitude de ses oscillations. Ce fut le trait de lumière qui m’indiqua l’experimentum crucis de Bacon, ce qui justifie le proverbe : La nuit porte conseil, parce qu’en effet la vérité était connue et le problème résolu. Le lendemain, dans mon laboratoire, je dis à mon aide : « Je vais me bander les yeux, saisir le pendule de la main droite, et vous mettrez successivement sous le pendule les corps qui hier l’ont mis en mouvement, puis vous interposerez les corps qui l’ont réduit au repos. Vous noterez les résultats sans m’en faire part. » Dès que j’eus les yeux bandés, aucune des expériences de la veille ne se reproduisit. Le pendule resta muet, c’est-à-dire persista dans l’état de repos. Pendant une demi-journée j’ai été sous le charme de la croyance d’avoir constaté moi-même les effets décrits par Albert Fortis, effets qu’il attribuait à une action exercée par le corps placé au-dessous du pendule. Or l’expérience du contrôle prouva qu’en effet l’expérimentateur était la cause des phénomènes sans qu’il en eût conscience. » (Étude des procédés, etc., p. 193.)