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ple fort curieux, que M. E. Chevreul emprunte aux mémoires de Saint-Simon. Le peintre si pénétrant de la cour de Louis XIV avait découvert au moins trois hommes à cheveux verts ! Le duc d’Albuquerque : « Un petit homme trapu, mal bâti, avec un habit grossier sang de bœuf, les boutons de même drap, des cheveux verts qui lui battaient les épaules, de gros pieds plats et des bas gris de porteur de chaise. Je ne le voyais que par derrière, et je ne doutai pas un moment que ce ne fût le porteur de bois de cet appartement (l’appartement de la reine, à une audience de cérémonie). Il vint à tourner la tête ; et me montra un gros visage rouge, bourgeonné, à grosses lèvres et à nez épaté ; mais ses cheveux se dérangèrent par ce mouvement et me laissèrent voir un collier de la Toison. Cette vue ne surprit à tel point que je m’écriai tout haut : « Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? » Le duc de Lina, qui était derrière moi, jeta les mains à l’instant sur mes épaules et me dit : « Taisez-vous ; c’est mon oncle. » Nous n’avions besoin que de trois traits : les cheveux verts, l’habit sang de bœuf et le gros visage rouge ; mais comment ne pas citer tout le portrait ? Les deux autres personnages à cheveux verts sont Montbron, « qui conserva toute sa vie ses cheveux verts avec une grande calotte qui figurait fort mal avec son cordon bleu par-dessus, » et le président Rose académicien et secrétaire du roi, « bonhomme avec une calotte de satin, des cheveux verts et un rabat presque d’abbé. » Saint-Simon ne connaissait pas la loi du contraste simultané des couleurs ; peintre fidèle de ce qu’il a sous les yeux, il ne peut nous renseigner que sur les apparences, et les commentateurs n’ont pas à se demander si réellement ces trois personnages avaient le mauvais goût de porter des cheveux verts, car sur le rouge de l’habit et du visage les cheveux blancs du duc d’Albuquerque devaient nécessairement, la science le prouve et rend témoignage à la sûreté du regard que Saint-Simon « assénait » sur ses contemporains, paraître d’un bleu verdâtre. « Deux surfaces contiguës, juxtaposées et différentes de ton et de couleur sont vues plus différentes qu’elles ne sont en réalité… La couleur complémentaire de chaque couleur juxtaposée semble pour l’œil s’ajouter à sa voisine… Deux couleurs juxtaposées perdent ce qu’elles ont de semblable[1]. »

Le commun des hommes est plus frappé des ressemblances, le peintre des différences des physionomies : à mesure qu’on a plus d’esprit, dit Pascal, on découvre plus d’hommes originaux. Un des effets de la vieillesse, c’est la confusion des personnes et des physionomies, confusion qui provient autant de l’affaiblissement de l’activité intel-

  1. Des arts qui parlent aux yeux au moyen de solides colorés d’une étendue sensible, pages 12 et 13.