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BERTRAND. — deux lois psycho-physiologiques

M. E. Chevreul avait été très frappé des théories psychologiques d’Ampère et de Maine de Biran. Sa liaison avec Ampère datait de 1806. Ampère, « supérieur par les connaissance les plus profondes dans les sciences de la philosophie naturelle et par son esprit d’invention à son ami Maine de Biran, celui de tous les hommes dont la philosophie se rapprochait le plus de la sienne, » Ampère, très préoccupé, comme son ami, du fait primitif de conscience l’appelait autopsie dans un mémoire écrit en 1804, nom qu’il changea bientôt en celui d’émestèse, désignant par ce mot le fait psychologique générateur de l’effort interne ou musculaire, la vraie causalité interne, c’est-à-dire la conscience même d’avoir commandé ou voulu. M. E. Chevreul nous avoue qu’il devait attendre près de 80 ans avant de pouvoir constater sur lui-même le fait mystérieux de l’autopsie ou de l’émestèse ! Cependant, en 1839, il écrivait cette phrase profonde : « Le cerveau voit des idées et les juge, comme il juge les couleurs qu’il perçoit par l’intermédiaire de l’œil[1]. » Cet acte par lequel le cerveau perçoit et juge les idées comme l’œil les couleurs, c’est aussi une sorte d’autopsie et d’émestèse que des observations ingénieuses, des faits prérogatifs, comme disait Bacon, peuvent rendre sensible. Il y a dans les perceptions visuelles et cérébrales une large part à faire à la spontanéité de l’esprit et même à la volonté arrêtée du sujet. Voici des faits qui le prouvent surabondamment.

Tracez sur une feuille de papier gris un octogone régulier et ses diagonales ; peignez alternativement en blanc ou en rouge les triangles obtenus ; vous aurez ainsi deux croix de Malte, l’une blanche, l’autre rouge, dont l’ensemble formera une ombrelle plane. Prenez maintenant une baguette à la main et suivez les contours de la croix de Malte rouge : avant de commencer l’opération, je vous affirme que vous avez sous les yeux une ombrelle plane, et vous la voyez très nettement sur un fond gris ; aussitôt le mouvement commencé, je vous affirme que vous avez sous les yeux une croix de Malte rouge, et vous la voyez se détacher sur un fond blanc ; si je veux que ce soit la croix blanche, vous la verrez se détacher subitement sur un fond rouge. Il va sans dire que votre volonté personnelle, à défaut de son affirmation impérative, suffit : c’est elle qui détermine ainsi arbitrairement la nature de votre perception visuelle, et pourtant, la rétine reçoit toujours la même impression. La perception restant la même, l’aperception varie donc au gré de la volonté.

Ce que fait dans certains cas la volonté, la spontanéité de l’organe et du cerveau l’accomplit plus souvent encore. En voici un exem-

  1. De la loi du contraste simultané des couleurs, p. 715.