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été de faire des découvertes proprement dites[1]. » Et cette déclaration, qu’il avait déjà souvent répétée avant 1854, il y revient dans ses derniers ouvrages, aussi obstiné à affirmer l’importance de ses travaux sur la méthode que les philosophes se sont montrés entêtés à fermer les yeux pour ne les pas voir. « En me livrant à des recherches chimiques, écrit-il en 1877, mon intention principale a été d’étudier comment mon esprit procédait dans la recherche de l’inconnu, et comment, la recherche accomplie, il pouvait avoir la certitude d’avoir trouvé, non l’erreur, mais la vérité[2]. » Ce n’est pourtant pas le théoricien de la méthode expérimentale, c’est le psychologue éminent que nous consulterons aujourd’hui. Comment M. E. Chevreul, indépendamment de cette curiosité universelle qui est le trait distinctif des savants de vieille roche, n’aurait-il pas été prédestiné à la psychologie ? Non seulement il fut l’ami d’Ampère, il connut Maine de Biran et prit part, au commencement du siècle, à ces brillantes discussion qui devaient régénérer la psychologie française, mais encore tous ses travaux scientifiques le conviaient pour ainsi dire à l’étude du moi et à l’observation intérieure : « Beaucoup de personnes m’ont félicité de bonne foi d’avoir ajouté à ma réputation (de chimiste, bien entendu) en publiant ce qu’elles appelaient mon livre des couleurs, et ces personnes ignoraient que ce livre est absolument étranger à la chimie ; certes, si on leur eût dit qu’il est physiologique et psychologique, qu’il renferme une esthétique expérimentale des arts du ressort de la vue, qu’il est terminé par des considérations générales sur les sens… ces personnes se seraient abstenues de louer mon œuvre et auraient, sinon dit, du moins pensé, que le temps passé à traiter de pareils jets, donné par moi à la chimie, eût été d’un bien meilleur emploi ![3]» M. E. Chevreul, attaché depuis si longtemps à la manufacture des Gobelins, si préoccupé par conséquent des lois subjectives de l’optique, du contraste simultané, successif, rotatif, des couleurs, ne pouvait négliger l’optique interne ; on trouverait dans ses écrits les matériaux d’une psychologie complète du sens de la vue. Habitué depuis si longtemps, par les préoccupations et les relations de sa jeunesse, par l’ensemble de ses travaux scientifiques et surtout par ce don inné et ce goût décidé de la réflexion et de l’étude de soi, à se regarder vivre, penser, faire des découvertes de génie, il vient de nous donner à 98 ans une psychologie de la vieillesse remplie d’observations curieuses et toute pénétrée de l’esprit pratique et de la passion des progrès

  1. De la baguette divinatoire, du pendule dit explorateur et des tables tournantes, page 18.
  2. Étude des procédés de l’esprit humain dans la recherche de l’inconnu, chap.  III, p. 82.
  3. Lettres à M. Villemain, p. 33.