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tisme, il n’y a rationnellement qu’une réponse possible, c’est celle que M. de Banville va faire avec une merveilleuse franchise. Le poète, dit-il, ajustera ses vers « en bouchant les trous avec sa main d’artiste », et, pour boucher les trous, il a toujours la « cheville », ce secours des dieux. Pas de vers sans chevilles ; car si la rime est l’essentiel, tout l’art du poète ne consiste plus qu’à lier deux rimes ensemble : or, ici, la pensée seule est impuissante, il faut ce qu’Alfred de Musset appelait la menuiserie. Tout cela est très bien déduit des principes mêmes du romantisme. « Ceux qui nous conseillent d’éviter les chevilles, dit M. de Banville, me feraient plaisir d’attacher deux planches l’une à l’autre au moyen de la pensée. » La seule différence entre les mauvais poètes et les bons, c’est que les chevilles des premiers sont placées « bêtement », tandis que celles des bons poètes sont « des miracles d’invention et d’ingéniosité ». En résumé, selon M. de Banville, le poète n’a pas d’idées dans le cerveau ; il a simplement des sonorités, des rimes, des calembours ; ces calembours le hantent et lui fournissent des idées, ou un semblant d’idées ; puis, toutes les fois qu’une solution de continuité se présente entre les idées ainsi obtenues, le poète « bouche les trous » avec la sérénité de conscience d’un bon ouvrier à la journée.

Il est impossible de tracer plus fidèlement l’idéal que devait finir par se proposer la poésie « parnassienne » ou « romantique », en s’inspirant non pas des vers mêmes de V. Hugo, maïs de ses théories. Ajoutons que, si toute la poésie se réduit à la rime, elle doit pouvoir « s’apprendre », comme disait Th. Gautier[1]. M. de Banville sur ce point se montre moins logique que ce maître : selon lui, l’art de trouver la rime est un don surnaturel, divin (les athées, par parenthèse, en seraient exclus). C’est par ce côté que M. de Banville va relever son poète idéal et le grandir à nos yeux : la rime est le trépied d’Apollon. La rime, dit-il, se révèle par une sorte de coup de théâtre « surnaturel et inexplicable ». « Si vous êtes poète, le mot type se présentera à vous tout armé, c’est-à-dire accompagné de sa rime. Vous n’avez pas plus à vous occuper de le trouver que Zeus n’eut à s’occuper de coiffer le front de sa fille Athéné du casque horrible et de lui attacher les courroies de sa cuirasse, au moment où elle s’élança de son front, formidable et sereine comme l’éclair qui déchire la nuée. » Voilà de la mythologie, et non de la science. Pourquoi donc M. de Banville, d’accord avec Th. Gautier, conseillait-il tout à l’heure à son apprenti poète de lire force catalogues de ventes, de musées, etc., et d’avoir une bonne mémoire ? Les dictionnaires

  1. Voir aussi Wilhem Tenint, Prosodie de l’école moderne, p. 89.