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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

souffre rimant avec soufre, Racine avec racine, Corneille avec cornelle, j’ai faim avec génovéfain, etc. Ajoutons que l’impression produite par le rapprochement de mots disparates, rapprochement perpétuel dans les romantiques et qui constitue à leurs yeux le « pittoresque » de la rime, a toujours beaucoup d’analogie avec la surprise excitée par le calembour. Il en est ainsi même quand ces mots n’ont pas un son tout à fait identique ; je citerai les rimes : Marengo, lombago ; gouine, baragouine ; affranchîmes, cacochymes ; prodige, callypige ; tannez, tu n’es qu’un nez. Tous ces effets sont pour ainsi dire des ébauches de calembours. Selon M. de Banville, le calembour, qui n’est jamais déplacé dans la poésie sérieuse, est l’avenir même de la comédie. Sans aller aussi loin, tout romantique conséquent reconnaîtra que l’alexandrin, une fois réduit à la rime « opulente et pittoresque », a pour type et pour tendance le vers calembour : le jeu de sons, accompagné d’un certain décousu lyrique ou comique dans les idées, tend à s’identifier au jeu de mots.

Le calembour complet ou ébauché étant le but, comment le poète romantique l’atteindra-t-il ? La langue du romantisme peut être la langue de tout le monde ; mais on sait combien dans le langage usuel, le nombre des rimes riches est limité. V. Hugo, Th. Gautier, M. Leconte de Lisle, y ont suppléé par un emploi extraordinaire de noms propres (noms d’hommes, de villes, de pays, etc.) et de mots techniques. Les mots techniques, telle doit être encore, selon M. de Banville, la grande ressource du poète : tant pis s’il ne les comprend pas d’abord lui-même ; avant tout, il doit rimer. « Je vous ordonne de lire le plus qu’il vous sera possible des dictionnaires, des encyclopédies, des ouvrages techniques traitant de tous les métiers et de toutes les sciences spéciales, des catalogues de librairie et des catalogues de ventes, des livrets des musées, enfin tous les livres qui pourront augmenter le répertoire des mots que vous savez et vous renseignes ur leur acception exacte… Une fois votre tête ainsi meublée, vous serez bien armé pour trouver la rime. » Oui, mais la raison ? Pour M. de Banville, la raison du poète, c’est la rime ; le poète ne pense pas, à vrai dire, il entend des rimes ; aussi, quand il applique son esprit à un sujet donné, doit-il commencer par trouver d’abord « toutes ses rimes ». Peut-être par analogie M. de Banville conseillerait-il à un peintre qui commence un tableau de fixer d’abord sur sa toile un nez, une jambe, des favoris avant d’esquisser le visage, des lambeaux de toile bien drapés avant de dessiner le bras qui doit les retenir ou le genou qui doit les supporter. — Les rimes trouvées, comment le poète les ajustera-t-il ? Le problème du vers ainsi posé, et c’est ainsi que le pose toute l’école moderne issue du roman-