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tions, le vers était un volant sur le front duquel on voyait piquées « douze plumes en rond », et qui sans cesse sautait sur la raquette de la prosodie ; aujourd’hui, le volant se change en un oiseau battant de l’aile, il s’échappe de la « cage césure » et s’enfuit au fond des cieux, « alouette divine ».

Ces idées sur la métrique, chères à V. Hugo, ont été successivement reproduites par tous ses disciples. Dans ses jours d’enthousiasme romantique, Sainte-Beuve s’écriait : « rime, unique harmonie du vers ! » Pour Th. Gautier, la poésie « est un art qui s’apprend » ; le fond de cet art est la rime riche, et il avait coutume de dire aux jeunes poètes qui venaient le consulter : « Commencez par vous faire un dictionnaire de rimes. » Selon M. de Banville, qu’approuve presque entièrement M. Legouvé, le « secret » de l’art des vers est le suivant : « on n’entend dans un vers que le mot, qui est à la rime. » Cette formule résume très bien la théorie romantique. M. de Banville en déduit naturellement la suppression de toutes les « lois mécaniques et immobiles » du rythme : le vers n’a d’autre loi que le « frein d’or de la rime ». V. Hugo lui-même a donc fait une révolution incomplète en maintenant encore un reste de césure effacée après la sixième syllabe du vers alexandrin ; en réalité, la césure peut être placée après n’importe quelle syllabe du vers, ce qui revient à dire qu’il n’y en a plus. « Osons proclamer la liberté complète, s’écrie M. de Banville, et dire qu’en ces questions l’oreille seule décide. » Il ajoute, il est vrai, cette objection : « Mais si je n’ai pas d’oreille ? » Il n’y répond guère. La rime remplaçant la mesure et constituant à elle seule le rythme, le vers sera toujours d’autant meilleur qu’elle sera plus « opulente. » D’abord la consonance des dernières syllabes du vers doit être parfaite : loups, jaloux ; devise, divise, etc. « Le poète consentirait plutôt à perdre en route un de ses bras ou une de ses jambes qu’à marcher sans la consonne d’appui. » Mais il y a une chose meilleure que la consonance d’une syllabe ; c’est la consonance parfaite de deux ou plusieurs syllabes et surtout de deux mots entiers ; de quel nom appelle-t-on cette identité de son accompagnant la différence de sens ? C’est le calembour. Le romantisme devait arriver par la logique des choses à se proposer comme idéal « le vers calembour », et tel est en effet l’idéal de M. de Banville. Qu’est-ce après tout que la rime, si on la considère scientifiquement, à part du rythme qu’elle marque et qui lui communique toute sa grâce ? Un calembour incomplet, avorté ; donc plus le calembour est complet, meilleure sera la rime, et aussi le vers, puisque la rime fait le vers. On ne peut contester la valeur de ce raisonnement ; on sait d’ailleurs la grande quantité de vers calembours que renferme déjà V. Hugo :