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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

tisé bien plus exactement qu’on ne pourrait le croire les principes esthétiques du romantisme, la Légende des siècles doit être « la Bible et l’Évangile de tout versificateur français ».

C’est que la Légende des siècles n’est pas seulement un chef-d’œuvre de poésie, elle renfermerait, selon M. de Banville un nouveau type de vers, inconnu au xvii- siècle et au xviiie siècle, un vers construit d’après des principes tout autres, le vrai, le seul vers français. M. E. Legouvé[1], qui a pour lui son expérience de lecteur consommé, croit aussi à l’existence de deux types de vers distincts, qu’il tâche, il est vrai, d’unir dans la même admiration : ce sont « deux puissants dieux », dit-il en empruntant un vers d’Athalie, et il faut les servir tour à tour ; par malheur, il a toujours été difficile de maintenir le bon accord entre les dieux comme entre les rois. M. de Fouquières, par l’analyse scientifique, croit pouvoir en venir, lui aussi, à affirmer qu’il existe un vers romantique, construit sans césure à l’hémistiche, plus rapide et tenant en moins de mesures que l’alexandrin classique. Ainsi, s’il faut en croire tous les poètes contemporains et la plupart de ceux qui de nos jours se sont occupés de métrique, V. Hugo ne s’est pas contenté de varier à l’infini le vieil alexandrin, il en a proprement créé un nouveau, il aurait créé une métrique nouvelle.

Notre oreille, en changeant, a changé la musique.

Nous allons rechercher quels sont, d’après V. Hugo lui-même et ses disciples, les principes de cette métrique originale, et jusqu’à quel point ils peuvent se soutenir. Les romantiques ne se trompent-ils pas eux-mêmes quand ils essayent de formuler les règles de leur art, et existe-t-il un seul beau vers de V. Hugo qui échappe aux lois du vers précédemment posées ?

V. Hugo aime à le répéter, il a supprimé la césure et fait basculer la « balance hémistiche ». En même temps il a introduit l’enjambement et l’a fait « patauger » au beau milieu du vers, « comme le sanglier dans l’herbe et dans la sauge ». Quant à ses rimes, elles sont d’une sonorité inaccoutumée qui compense la liberté du rythme : le vieux Pinde frémit en les entendant « rugir » comme des « bêtes fauves ». La rime, écrivait-il jadis dans la préface de Cromwell, est le générateur même de notre mètre, et il ajoutait que le poète doit être toujours fidèle à la rime, cette « esclave reine. » Grâce à elle et par la suppression de la césure classique, le vers est affranchi. Autrefois, dit-il encore dans les Contempla-

  1. M. E. Legouvé, L’art poétique d’autrefois et l’art poétique d’aujourd’hui (dans le Temps).