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comme ces deux vers trouvés par Musset dans un article de Sainte-Beuve ; ce qui leur donne ce caractère musical, c’est : 1o le temps fort de la césure, qui coupe les douze temps du vers en deux parties égales : 2o le temps fort de la fin du vers, qu’on pourrait appeler la césure finale ; 3o les accents toniques, qui subdivisent encore d’une façon plus ou moins irrégulière les deux membres de phrase ainsi obtenus, varient le rythme, brisent la raideur primitive de l’alexandrin.

Dès qu’il possède ses douze temps divisés par deux temps forts, le vers moderne est organisé. Il reste à le grouper avec d’autres. Nous avons étudié isolément cet organisme délicat ; il nous reste pour ainsi dire à l’étudier en société avec d’autres organismes semblables. C’est ici que va intervenir un nouvel élément, la rime.

La rime est, au premier abord, ce qui semble le plus artificiel dans le vers moderne. Autant le rythme est l’expression naturelle de l’émotion, autant il semble étrange au premier moment de rimer sa joie ou ses douleurs. Aussi, pour comprendre la rime, faut-il y voir tout autre chose que la simple répétition du même son ; elle est un moyen de marquer la mesure, elle est la mesure devenue sensible et vibrante à l’oreille. Si on la considère sous ce nouveau point de vue, on verra qu’elle se déduit très bien des lois physiologiques et psychologiques qui règlent la formation du vers. Rime vient de rythme, et Joachim du Bellay écrivait encore au xvie siècle : la rythme. Lorsque plusieurs vers se suivaient, il fallait trouver un moyen de les distinguer nettement les uns des autres, et pour cela de marquer avec insistance le temps fort de la douzième syllabe ; la rime était ce moyen. Elle ne fut d’abord qu’une simple assonance, puis alla se perfectionnant avec le sentiment même de la mesure. C’est elle qui aujourd’hui donne son unité au vers et permet de le faire entrer, sans le détruire, dans l’organisme plus compliqué des périodes, poétiques et des strophes : elle est son modérateur et son régulateur[1]. On pourrait la comparer à un balancier qui se lève et s’abaisse à temps égaux, et qui à chaque coup frappe le vers comme une médaille, en lui imprimant sa forme définitive. Sans la rime, cette durée incertaine des syllabes qui caractérise les langues modernes — et qui, nous le répétons, n’est pas en elle-même un défaut — rendrait incertaine et flottante la durée même du vers. Il y a dans les vers blancs une harmonie incontestable, mais encore vague, et ils produisent sur l’oreille une impression très analogue à celle que nous fait éprouver une série de phrases musicales « carrées » et bien ryth-

  1. C’est ce qu’a très bien montré M. de Fouquières, p. 19 et suiv.