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tionnel de la quantité prosodique fit qu’elle ne tarda pas à se perdre chez le peuple[1].

Pourtant la métrique ancienne obéissait aux mêmes lois générales que la nôtre ; bien plus, l’hexamètre était régi par le même nombre que notre alexandrin (la somme de ses syllabes valait 12 longues). Ces vers puissants et touffus ressemblent aux fleurs dont les espèces ont maintenant disparu, et qui pourtant se sont nourries autrefois des mêmes rayons solaires et de la même terre que celles d’aujourd’hui ; on les retrouve en fouillant le sol ; la masse de leurs tiges noircies nous rend un peu de la chaleur qu’elles ont gardé depuis des siècles, mais rien de cette grâce, de cette lumineuse fraicheur qui rayonnait jadis sur leurs feuilles et leurs corolles.

Si le vers antique, fondé sur la pure quantité, a disparu, c’est qu’il y avait, nous le répétons, un défaut essentiel dans sa constitution même : rien de tel dans le vers moderne ; ce dernier est d’une architecture un peu grossière au premier abord, mais solide et résistante. L’alexandrin, type du vers français, repose sur cette loi que, si l’on fait entendre douze syllabes, les unes brèves, les autres longues, une sorte de moyenne s’établit entre leur quantité devenue incertaine aujourd’hui ; elles se compensent l’une l’autre, elles se corrigent ; après avoir défilé devant l’oreille de leur pas sonore, les unes en courant, les autres avec une démarche plus grave, elles laissent l’impression de douze individualités distinctes, sur lesquelles on peut compter également pour composer le bataillon sacré du vers. Cette assimilation des syllabes les unes aux autres ressemble un peu à ce qu’on appelle en musique le tempérament, avec cette différence que c’est la durée et non la hauteur des sons qui est ainsi tempérée. Le vers français offre par là, en théorie, plus d’une analogie avec le piano, cet instrument imparfaitement juste et qui eût peut-être choqué une oreille antique, mais dont la sonorité merveilleuse laisse bien loin la flûte double et la lyre à sept ou dix-huit cordes.

  1. Une cause précipita sa disparition : l’accent tonique des langues anciennes tombait tantôt sur les longues, tantôt sur les brèves ; de là encore quelque chose d’anormal, malgré les inimitables effets de rythme qui en étaient la conséquence dans les vers antiques. En effet, l’accent tonique est caractérisé par une plus grande intensité et même acuité de son ; or un son plus intense, plus aigre, plus accentué, demande plus d’effort ; cet effort a peine à s’éteindre brusquement, et il s’ensuit une légère prolongation de toute syllabe sur laquelle porte l’accent tonique. Par compensation, les syllabes sur lesquelles il ne porte pas tendent à se raccourcir. L’accent tonique était donc, dans les langues grecque et latine, en lutte perpétuelle avec la quantité. Le vers antique marque un équilibre essentiellement instable entre ces deux forces qui tiraient à elles le langage ; avant la fin de l’empire romain, on ne comprenait déjà plus le vers latin où grec ; aujourd’hui, aucun de nous n’est capable même de se représenter l’effet qu’il produisait exactement sur l’oreille.