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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

rythmer, c’est compter instinctivement. Leibnitz disait que l’oreille fait le calcul inconscient du nombre des vibrations musicales : musica exercitum arithmeticæ ; tout au moins sentons-nous le nombre de temps qui constitue le rythme, et les rythmes qui se résolvent dans des nombres pairs ont quelque chose de plus pondéré, de plus stable, de plus pleinement harmonieux pour l’oreille que ceux qui vont par nombre impair. Aussi le vers magistral et typique des grands peuples poétiques doit être rythmé selon des nombres pairs ; tels ont été le vers sanscrit et l’hexamètre grec ou latin : tel est maintenant encore l’alexandrin français.

Après avoir posé ces lois générales du rythme et du nombre, qui s’appliquent à presque tous les systèmes métriques de l’humanité[1], nous devons en déduire les lois particulières qui régissent notre vers. On sait que, dans les langues antiques, il existait entre les syllabes brèves et les syllabes longues une différence de durée assez régulière pour que la longue fût considérée comme valant toujours deux brèves : c’est sur cette différence de durée parfaitement calculable que fut fondé le vers antique. Ce système, malgré les chefs-d’œuvre qu’il a produits, offrait des défauts très graves qui l’ont peu à peu compromis. Ces défauts, qui n’ont pas toujours été compris des amis de l’antiquité, tenaient à la nature même des langues anciennes. Elles étaient beaucoup plus rythmées que les nôtres, beaucoup plus chantantes ; or, selon les lois physiologiques, il est peu naturel, dans le langage courant, de rythmer ses syllabes et de chanter lorsqu’on n’est pas ému. On ne se figure guère M. Jourdain disant selon le rythme et la mesure : « Nicole, apportez-moi mon bonnet de nuit. » Il y avait dans le nombre et la cadence constante des langues antiques un peu de cette exagération méridionale qui s’épanchait également en gestes, et qui, maintenant encore, fait qu’un Italien lève les bras au ciel en disant : « Il pleut aujourd’hui, » ou les rapproche sur son cœur en disant : « Merci, madame. » Le rythme, comme le geste, est, nous l’avons vu, une conséquence de l’émotion ; il ne doit pas lui survivre, sans quoi il prend un caractère affecté. Les vraies syllabes brèves, dans une langue, doivent être celles qui n’ont pas grande importance au point de vue de la pensée ; les syllabes longues doivent être celles sur lesquelles on veut insister en lisant ou en parlant ; mais il est un peu artificiel et conventionnel de fixer d’avance et pour toujours à chaque syllabe, indépendamment du sens, une longueur déterminée et mathématique. Ce caractère conven-

  1. Il faut excepter le vers chinois ; mais la poésie des Chinois ne peut pas faire plus autorité que leur musique.