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du cœur devenu sensible à l’oreille et réglant notre voix, si bien que les autres cœurs finissent par battre à l’unisson.

De même que le vers exprime naturellement l’émotion et la propage, il est aussi un moyen de concentrer sur elle, sans aucune perte de force vive, l’intelligence de l’auditeur. En effet, un langage où tout est rythmé et régulier économise l’attention, l’effort intellectuel. Nous n’irons pas jusqu’à dire avec M. Spencer que la prose, en sa complète irrégularité, exige toujours du lecteur une dépense plus grande d’ « énergie mentale », qu’elle tend à le distraire davantage du développement des idées ou des émotions, et que le rythme au contraire nous permet d’économiser nos forces « en prévoyant la dose d’attention requise pour saisir chaque syllabe[1] ». — Les beaux vers sont souvent plus difficiles à comprendre que de la prose : cela tient tantôt à la condensation, tantôt à l’élévation plus grande de la pensée. Il faut reconnaître cependant que, par lui-même, le langage rythmé pénètre plus vite et laisse plus de trace dans le cerveau ; à ce point de vue, c’est un instrument plus parfait, dans lequel on a supprimé des frottements qui dépensaient de la force vive. Le vers, avec la régularité de ses sons, l’absence de tout heurt entre les mots, le glissement léger et continu des syllabes, est une aide pour l’intelligence, comme pour la mémoire. On ne demande plus au mot que de laisser voir la pensée sans y projeter d’ombre, sans troubler le regard qui la fixe ; il coule sur elle, comme un flot pur dont le mouvement n’empêche pas d’apercevoir le lit qu’il recouvre sans le voiler.

En même temps que le rythme épargne ainsi de l’effort pour l’intelligence, il produit un plaisir spécial pour la sensibilité. On sait l’importance capitale du rythme dans la musique : M. Gurney l’a montré récemment, le rythme forme l’ossature et comme le squelette de toute construction mélodique ; on a beau changer les notes d’un thème, si l’on conserve intact le rythme, l’impression musicale reste à peu près la même ; les musiciens le savent bien, et il est telle variation de Beethoven qui n’a pas une note commune avec le thème ; mais l’identité de rythme suffit amplement à maintenir la parenté des deux mélodies. Le langage rythmé du vers constitue donc bien une musique, quoique la hauteur des sons n’y varie pas autant que dans la musique habituelle et ne puisse y être notée avec exactitude.

Le plaisir sensible que nous donne le rythme s’accompagne toujours d’un plaisir plus mathématique et intellectuel, celui du nombre :

  1. Voir sur ce sujet M. Herbert Spencer (Philosophie du style, Essais), dont M. Gurney critique avec raison certaines exagérations de théorie (The powe of sound, 441).