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scientifique, plus impersonnelle, plus « objective » en un mot, comme toutes les choses moyennes ; d’autre part, elle a acquis de nos jours une souplesse telle qu’elle ne recule devant aucun des effets réservés jusqu’alors à la poésie. La prose est une envahissante qui sans cesse tourne à son usage et s’approprie tout ce que le vers a créé : elle s’est enrichie d’une foule d’expressions figurées, de mots-images que ce dernier avait contribué à produire. Ce sont des tempéraments de poètes qui ont accompli la révolution romantique ; ce sont aujourd’hui les prosateurs qui en profitent le plus et comptent les noms les plus illustres. La prose a accaparé la succession de la poésie épique et didactique ; peu s’en faut qu’elle n’ait pris déjà pleine possession du théâtre ; c’est c’est elle qui a fait le roman moderne. De nos jours, combien d’écrivains dont chacun connaît les noms, combien de romanciers ou de critiques, après avoir commencé par le vers, l’ont presque abandonné plus tard[1] ? Sainte-Beuve le constatait et s’en plaignait un peu, quoiqu’il eût lui-même prêché d’exemple ; il songeait avec peine à toutes ces idées jetées par lui et par tant d’autres au hasard de la prose, dans l’insouciance du travail quotidien, et il les comparait à « de la poudre d’or embarquée sur des coquilles de noix, au fil du courant. » Il faut maintenant plus que de l’inspiration, il faut du courage pour écrire en vers. « Trouver six beaux vers ! s’écrie spirituellement M. Taine (encore un poète sans le rythme) ; mais j’aimerais mieux commander une armée… Il y a telle occurrence où les soldats tout seuls ont gagné la bataille. Mais trouver six beaux vers ! » Dès aujourd’hui, la prose est la langue triomphante auprès du plus grand nombre ; ne sera-t-elle pas, ou à peu près, le seul langage de demain ?

Selon nous, le vers n’est point aussi artificiel qui le prétendent les partisans exclusifs de la prose ; il a son origine dans la nature même de l’homme ; il a par conséquent des chances de durée indéfinie. D’après les données de la physiologie, la langue rythmée du vers, qui a pour but d’exprimer avant tout des émotions, a elle-même l’émotion pour cause première. C’est un fait que, sous l’influence des sentiments puissants, nos gestes tendent à prendre une allure rythmée. La loi de la « diffusion nerveuse » fuit d’abord que l’excitation née dans le cerveau se propage plus ou moins loin à travers les membres, comme l’agitation dans l’eau auparavant tranquille. De plus, la « loi du rythme », qui, selon Tyndall et Spencer, régit tous les mouvements, change l’agitation en ondulation régulière. Dans la

  1. M. A. Daudet, M. Theuriet, M. A. Lefèvre, etc., etc., ou, en remontant plus haut, Sainte-Beuve, Th. Gautier et tant d’autres.