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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

Les adversaires du vers lui adressent une série de reproches souvent assez graves. En premier lieu, selon nos prosateurs « naturalistes », le vers ne conviendrait plus pour rendre la surabondance et la mobilité de la pensée moderne[1]. Un beau vers, un beau poème paraissait aux anciens et aux classiques je ne sais quoi de parfait en son genre et de définitif, la seule forme capable de fixer à jamais l’idée ; mais ne comprenons-nous pas maintenant que l’idée ne peut ainsi se fixer, qu’elle est sans cesse en progrès et va brisant les moules les mieux ciselés où l’on a essayé de la retenir ? Le nom même de ποίημα, qui semble indiquer une chose créée une fois pour toutes, complète, où l’on ne puisse rien changer, répond-il bien à l’idéal de la pensée moderne ? On croyait jadis à la beauté absolue, comme on croyait au bien absolu, au vrai absolu ; de là, suivant un de nos « naturalistes », le culte classique et religieux de cette forme absolument parfaite qu’exige la poésie. Les vers avaient leur dieu, et il semblait qu’un beau vers fût l’incarnation même d’Apollon. Encore de nos jours, ce qui soutient dans leur tâche les derniers poètes, c’est l’illusion du parfait, de l’absolu, que ne peut donner la prose la plus limée. Croire qu’on a réalisé un ajustement d’idées et de mots que rien ne peut plus détruire, s’imaginer qu’on a trouvé pour eux l’équilibre éternel, ou plutôt le mouvement perpétuel du rythme soulevant les syllabes et les entraînant en cadence sans les heurter, quoi de plus séduisant et de moins vrai ? La prose, ce qu’il y a de plus relatif et de plus mobile dans le langage, semble mieux convenir pour l’expression de nos idées modernes, plus changeantes elles-mêmes. Les grands poèmes des anciens âges ressemblent à ces pyramides dressées pour l’éternité où les vieux peuples aimaient à inscrire leur histoire en caractères merveilleux et symboliques : aujourd’hui, les faits et les idées se succèdent si vite pour nos cerveaux fatigués que nous avons à peine le temps de les transcrire à la hâte, le plus simplement possible, sans symboles ni figures délicatement sculptées ; puis nous laissons s’envoler au gré du vent tous ces feuillets noircis : écrire n’est plus graver.

Une seconde supériorité de la prose, selon ses partisans, c’est d’être plus exacte que le vers dans la reproduction de la réalité, plus

  1. Voir par exemple M. Zola répondant à M. A. Sylvestre, dans le Naturalisme contemporain.