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BONATELLI. — sensations et perceptions

dehors de ce corps déterminé, tant pour ce qui regarde leur contenu que pour ce qui regarde leur localisation extérieure, me sont absolument indifférentes. Celles, au contraire, qui se localisent dans ce corps-ci, ne sont presque jamais indifférentes. Et cela parce que cette séparation absolue entre le contenu (l’élément représentatif) et le sentiment (l’élément subjectif, le rapport senti), que nous avons considérée théoriquement, ne se réalise jamais dans les sensations qui paraissent dans la sphère de mon corps, excepté en des conditions très exceptionnelles,

C’est ce qui a été finement observé et exposé avec des exemples par M. Souriau dans le paragraphe intitulé Localisation des sensations[1]. Or le sentiment est subjectif par essence ; bien plus, il fait partie du sujet. En conséquence, ce corps déterminé est rapporté (rapport traduit en un sentiment et partant non seulement connaissable, mais aussi sensible) au sujet même, à moi ; c’est mon corps.

J’ai dit ci-dessus que toutes les autres sensations sont en elles-mêmes absolument indifférentes. Ceci peut sembler peu exact et demande peut-être une explication. La saveur d’un mets, par exemple, n’est jamais indifférente ; mais cette sensation a une localisation double, c’est-à-dire sur la surface du corps sapide et en même temps sur celle de ma langue et de mon palais. De même pour toutes les sensations du toucher. La lumière du soleil, si on le regarde fixement à l’œil nu, se localise en dehors sur la surface du soleil, mais aussi dans l’œil. En laissant de côté les plaisirs et les peines esthétiques (qui ne sont pas proprement du sens corporel et appartiennent à la classe de ces sentiments qu’on appelle objectifs, de même que tous ces autres qui ont leur origine dans des causes morales, et c’est pourquoi on les attribue à l’esprit), tous les autres, qui naissent des sensations dites extérieures, sont dus à cette double localisation.

J’ai encore quelques brèves remarques à ajouter, qui regardent des points secondaires. M. Souriau, en expliquant la formation des images spatiales, a démontré qu’elle ne peut s’accomplir sans la

  1. En confirmation de ce qu’écrit M. Souriau sur la sensation double du toucher (lequel à reçu en conséquence le nom de sens récurrent) afin de démontrer que par elle-même elle ne suffit pas à nous faire distinguer notre corps des autres, je rapporterai une expérience assez curieuse. Si vous étendez les bras en croix et si une autre personne, placée derrière, vous les prend aux poignets en les rapprochant de force jusqu’à ce que les dos de vos mains viennent à se toucher (auquel cas aura lieu la sensation double), vous croyez non pas toucher l’une de vos mains avec l’autre, mais bien plutôt vous vous figurez que les dos de deux autres mains viennent en contact avec les vôtres, cela au moins la première fois ; en répétant l’expérience, l’illusion peu à peu s’évanouit.