Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/74

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
70
revue philosophique

(représentation de l’accident qui nous afflige, souvenirs du passé, prévision de maux futurs, etc.). De même, dans la peur, dans la colère et dans toutes les passions, on reconnaîtrait facilement un élément sensible et un élément idéal. Selon la nature de chaque individu et les circonstances, l’un ou l’autre élément domine. Chez les individus de tempérament impressionnable, l’élément sensible est prépondérant ; au contraire, les personnes de tempérament froid et réfléchi se contentent de repasser dans leur esprit toutes les raisons qu’elles ont d’être heureuses ou malheureuses, et se formulent leur douleur ou leur joie plutôt qu’elles ne la ressentent les sentiments des femmes rentrent plutôt dans la première catégorie, et ceux des hommes dans la seconde. Un sentiment très intense se rapproche plutôt de la sensation ; un sentiment faible est plus intellectuel et pour ainsi dire plus théorique. Mais, dans tous les cas, ces phénomènes ont le caractère de la subjectivité.

De toutes les sensations que nous pouvons nous attribuer, la plus subjective peut-être, celle qui nous donne le mieux conscience de notre personnalité, c’est l’effort musculaire. — On a voulu lui accorder en outre une valeur de perception, comme si c’était par elle que nous prenions le plus nettement connaissance de la réalité extérieure. Lorsque je fais un effort, semble-t-il, je prends à la fois conscience de moi et de ce qui n’est pas moi : je connais ma puissance par rapport à la résistance que je rencontre, et cette résistance par rapport à la puissance que je déploie ; de sorte que, si cette analyse était exacte, les sensations d’effort musculaire auraient le privilège de nous paraître subjectives et objectives à la fois. — Mais cette théorie repose plutôt sur des considérations logiques que sur l’observation exacte des faits. Il est certain que les efforts musculaires que nous accomplissons nous donnent à la fois les deux notions de puissance et de résistance ; mais l’erreur est de croire que ces deux notions puissent être tirées d’une sensation unique. En réalité, chacune d’elles nous est donnée par une sensation propre. — Je serre vigoureusement entre mes doigts le rebord de cette table. J’ai conscience à la fois de déployer une certaine puissance et de rencontrer une certaine résistance ; mais l’idée de puissance m’est spécialement donnée par la sensation d’effort musculaire qui a son siège dans l’avant-bras, et l’idée de résistance par les sensations tactiles qui ont leur siège dans les doigts. De même, si je soulève sur mes épaules un lourd fardeau, j’apprécierai ma puissance à une sensation d’effort musculaire dans les reins, et la résistance rencontrée à une sensation d’écrasement dans les épaules. Isolée, la conscience que j’ai de mon effort musculaire ne me donnerait pas plus la notion de