Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
63
SOURIAU. — les sensations et les perceptions

dans ce jeu fantastique de sensations que nous essayions de décrire tout à l’heure ; elle ne commence qu’au moment où ces sensations se combinent dans un certain ordre et forment des composés relativement stables. Alors, dans la masse indistincte des sensations, apparaissent des groupes indépendants, doués d’une sorte d’individualité, ayant une forme propre que nous pouvons reconnaître, en un mot de véritables objets. — Voici une circonférence tracée à la craie sur le tableau noir : chacun des points de cette circonférence me donne une certaine sensation de blancheur, et chacune de ces sensations, prise à part, est subjective ; mais ces sensations m’apparaissent dans un certain ordre, ordre de succession si je parcours des yeux les divers points de la circonférence, ordre de simultanéité si je l’embrasse tout entière d’un seul regard. Peu importe la manière dont je localise ce groupe de sensations : que je me le représente comme quelque chose qui serait en moi ou quelque chose d’extérieur à moi, à coup sûr c’est quelque chose, c’est un objet. Et pour constater son existence je n’ai à faire aucune induction, aucun raisonnement ; je n’ai pas à interpréter mes sensations, je n’ai qu’à en avoir conscience, je n’ai qu’à sentir : l’objet n’est pas la cause inconnue à laquelle je rapporterais la sensation complexe que j’éprouve, c’est cette sensation même.

Telle est la perception, sinon dans sa forme développée et déjà scientifique, du moins dans son origine et ses éléments essentiels. Elle ne suppose l’emploi d’aucune faculté intellectuelle, elle n’exige aucun travail d’esprit, elle nous est donnée toute faite. Et il nous est impossible de nous représenter autrement ses origines. L’enfant en effet commence à percevoir avant d’être capable de raisonner ; chez lui la perception est nécessairement antérieure au raisonnement. Que serait-ce en effet qu’un raisonnement qui ne pourrait s’appuyer sur aucune donnée sensible, c’est-à-dire sur aucun fait ? D’ailleurs, considérons la perception non pas même chez l’enfant, où l’on aura toujours la ressource de dire que l’intelligence existe au moins à l’état de virtualité, mais chez les jeunes animaux, chez les êtres qui sont placés au dernier degré de la série animale : il est incontestable qu’eux aussi ils perçoivent et sentent ; que tantôt ils éprouvent des sensations de bien-être ou de souffrance, et tantôt entrenen relation avec les objets extérieurs au moyen de leurs sens rudimentaires. Ils distinguent donc leurs sensations de leurs perceptions. Mais leur prêterons-nous la faculté d’analyse du psychologue qui compare l’une à l’autre les deux notions abstraites de sensation et de perception ? Leur attribuerons-nous les raisonnements subtils du métaphysicien qui se tourmente pour savoir comment le Moi peut