Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
57
FOUILLÉE. — causalité et liberté

la morale fut jamais utile, c’était en dehors du temps, dans cette décision idéale proposée aux noumènes créés : — Serez-vous des loups ou des agneaux ? Serez-vous César ou serez-vous Brutus ? — C’est dans la vie intemporelle que nous franchissons le Rubicon : une fois qu’il est franchi, il n’y a plus moyen de revenir en arrière. Tous les sermons des moralistes et de Kant lui-même n’y peuvent rien. Ce n’est pas, il est vrai, une prédestination, car il n’y a pas là d’avant ni d’après ; mais c’est bien mieux : c’est une destination pure et simple, une destinée éternelle et fixe, comme les relations des astres dans le ciel fixe des anciens : le temps n’y peut plus rien modifier, et nous aurions beau entasser les siècles sur les siècles, nous ne changerions pas notre caractère intelligible. À moins d’admettre que, en dehors du temps, nous choisissons tout ensemble d’être méchant et bon ; nous péchons et nous nous convertissons d’un coup. Mais alors, encore fois, à quoi sert que vous placiez dans un monde intelligible tout ce qui a lieu au sein du monde sensible, si en définitive tout s’y passe de la même manière et avec cette différence unique d’aspect : sub specie æterni ? Doubler la chose à expliquer, vous redira Aristote, ce n’est pas l’expliquer ; faire coexister les contradictions au lieu de les faire se suivre, ce n’est pas lever les contradictions ; le Sosie de l’éternité n’est pas plus clair, mais il est plus contradictoire que le Sosie du temps. Il faut donc, en dernière analyse, que vous placiez le progrès même dans l’immuable, la causalité phénoménale dans la causalité nouménale, c’est-à-dire, en définitive, des moments dans l’éternel et du temps dans l’intemporel. Nous nous croyions affranchis de la durée ; elle reparaît sous une forme idéale, et de plus c’est le même ordre idéal, la même nécessité idéale. Nous regardons seulement les choses par le petit bout de la unette, où tout est tellement rapetissé qu’il semble que tout tient en un point, mais c’est encore le même univers en raccourci. Changer les dimensions de la nécessité, ce n’est pas en changer la nature. Tel est pourtant l’artifice de la théologie, et la métaphysique kantienne est la quintessence de la théologie : c’est la religion hors des limites de la raison ; Kant est le plus sublime et le dernier des Pères de l’Église.

Alfred Fouillée.