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MARION. — james mill

nos soins à éviter cet éclat. Il ne manque pas de gens qui guettent notre première défaillance. Les infirmités de caractère des philosophes ont toujours été un prétexte pour nier leurs principes ; et nos faiblesses seront loin d’être représentées comme peu de chose, si, après des rapports comme ceux que nous avons eus, nous n’évitons pas de montrer que nous ne pouvons nous entendre. Lorsque deux personnes ne s’accordent plus, chacune raconte l’histoire à son avantage et au détriment de l’autre, autant du moins qu’elle conçoit les circonstances, c’est-à-dire, en général, autant que les circonstances le permettent. Or, je l’ai remarqué, le monde a pour règle, en ces occasions, de croire beaucoup du mal que chacun dit de l’autre et fort peu du bien que chacun dit de soi-même. Tous deux en souffrent, par conséquent.

« En réfléchissant à la réserve que nous imposent nos devoirs envers nos principes, envers ce système d’importantes vérités, dont vous avez l’immortel honneur d’être l’auteur, mais dont je suis le très fidèle et fervent disciple, et — jusqu’ici je m’étais même figuré être le disciple favori de mon maître, — en réfléchissant, dis-je, à la réserve que l’intérêt de notre système doit nous dicter à tous deux dans notre conduite, j’en suis arrivé à penser qu’il n’y avait personne d’aussi indiqué que moi pour être votre véritable successeur. Pour les talents, on trouverait sans peine quelqu’un de supérieur. Mais, en premier lieu, je ne vois guère qui a aussi complètement que moi adopté vos principes, aussi entièrement pris votre manière de penser. En second lieu, il y a bien peu d’hommes qui aient au même degré la préparation nécessaire, cette éducation préalable, que j’ai passé toutes les années précédentes à acquérir. Je suis à peu près sûr enfin que vous ne sauriez trouver aucune autre personne, dont la vie puisse être aussi entièrement dévouée à la propagation du système. Il arrive et peut arriver si rarement, dans l’état actuel de la société, qu’un homme apte à la propagande n’ait pas quelque occupation, quelque obligation qui l’empêche d’employer à cet objet le meilleur de son temps. Si cet homme se trouve, il a presque toujours une excessive confiance en lui-même. J’ai bien des fois pensé à part moi combien c’était une heureuse coïncidence, qu’un homme ayant des vues et des aptitudes aussi particulières que les miennes soit arrivé justement vers la fin de votre carrière, de façon à continuer votre œuvre sans interruption. Personne ne sait mieux que nous quels obstacles retardent la diffusion de vos principes. S’il y avait après votre disparition un temps d’arrêt, pendant lequel aucun successeur ne fût là pour attirer par ses travaux l’attention publique sur ces principes et les défendre de l’oubli, nul ne peut prévoir combien cela