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ANALYSES.e. ferri. Socialismo e criminalità.

l’adage courant, que l’action dissolvante ou créatrice des lois sur les mœurs est de plus en plus prompte et profonde. N’a-t-il pas suffi d’une loi pour établir chez nous le suffrage universel qui a eu pour effet de pulvériser en quelques années le plus dur granit de nos fondations sociales, la caste des paysans, restée immuable en son fond moral depuis les temps gallo-romains et à peine ébranlée jusqu’ici par les commotions les plus puissantes ? Les mœurs, donc, même dix-huit fois séculaires, ne sont pas toujours plus fortes que les lois, caprices plus ou moins accidentels d’un parlement. Il y a cependant par bonheur quelque chose de vraiment plus fort que les lois, que les coups de force, et que toutes autres actions individuelles volontaires ; ce sont les initiatives en partie involontaires mais accidentelles aussi, que j’appelle inventions, découvertes, idées. Toute la collection de notre Bulletin des lois est loin d’avoir contribué à la refonte des mœurs au même degré que l’idée fortuite du condenseur par laquelle Watt en 1764 a perfectionné un beau jour la machine à vapeur de Newcomen et préparé ainsi les voies à l’idée de la locomotive. Il n’est donc pas vrai de dire avec les révolutionnaires que les conditions sociales puissent être entièrement transformées à volonté. On ne décrète pas le génie. Mais d’autre part justifier l’état social sous prétexte qu’il est le résultat de lois naturelles, telles que la lutte pour l’existence et la sélection, et non l’effet de la méchanceté, de la rapacité, de l’habileté de quelques hommes, cela peut séduire de prime abord. Cependant cette réponse au socialisme est un leurre. I n’est pas niable que tout fait social est né d’actions humaines, de volontés humaines (les inventeurs mis à part), c’est-à-dire tantôt d’une accumulation de générosités, tantôt d’une accumulation d’égoïsmes, où des deux à la fois dans des proportions fort inégales, juste objet de la reconnaissance ou de la haine des descendants ; et tout ordre social est né du triomphe d’une classe ou d’un parti sur ses rivaux, Toute la question est de savoir si la substitution brusque d’un nouvel ordre à l’ancien, en d’autres termes si la victoire de nouvelles couches sur les anciennes jadis régnantes, après une lutte sanglante, est désirable.

Il faut avouer qu’elle l’est parfois, quand les vainqueurs de jadis sont irrémédiablement énervés ou momifiés dans des institutions décrépites ; mais, hormis ces cas, elle est loin de l’être, car, par le fait même de son triomphe prolongé, — chose remarquable, — une classe établie au pouvoir, après y être parvenue par un déploiement d’égoïsme astucieux ou violent, s’améliore par degrés et s’exhausse l’âme parfois jusqu’au noble luxe de la bienfaisance et de la générosité. Exemple : la noblesse française si généreuse au xviiie siècle, si émancipatrice des classes même qu’elle avait opprimées. Que gagnerait-on par conséquent en général à la régénération révolutionnaire ? Le remplacement d’un égoïsme en voie d’épuisement et de métamorphose par un égoïsme en pleine vigueur.

Mais descendons de ces généralités et revenons à notre question