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TARDE. — l’archéologie et la statistique

le besoin de ces mille satisfactions variées de la vie civilisée aux dépens desquelles le plaisir de voyager ne saurait croître indéfiniment. Avec moins de clarté, mais non moins de certitude, elle s’applique aussi aux besoins d’ordre supérieur, tels que ceux d’égalité, de liberté politique, ajoutons de vérité. Ces trois derniers, y compris le troisième, sont assez récents. Le premier est né de la philosophie humanitaire et rationaliste de notre xviiie siècle, dont les chefs et les sources sont connus ; le second, du parlementarisme anglais, dont il ne serait pas bien malaisé, sans remonter très haut, de nommer les inventeurs et les propagateurs successifs. Quant au besoin de vérité, si l’on en croit M. Dubois-Reymond, qui présente à ce sujet des vues très profondes, ce tourment aurait été inconnu à l’antiquité classique, dont cette lacune explique l’infériorité scientifique et industrielle si étrange à côté de ses dons éminents, et il serait le fruit propre du christianisme, de cette religion de l’esprit qui, exigeant la foi encore plus que les œuvres, et la foi en des faits jugés historiques, enseigne aux hommes le haut prix du vrai. La foi chrétienne aurait de la sorte enfanté sa grande rivale, l’entrave moderne à sa propagation jusque-là triomphante, la science, qui date à peine du xvie siècle. Immense alors, mais localisé dans un petit nombre de fidèles, fut l’amour du vrai, qui depuis a débordé et déborde toujours. Mais déjà, à certains signes, il est facile d’apercevoir qu’il ne faudrait pas trop compter sur un vingtième siècle aussi altéré de curiosité désintéressée que les trois siècles antérieurs. Et l’on peut prédire à coup sûr que le jour n’est pas loin où le besoin de bien-être que l’industrie, fille de la science, aura déployé outre mesure, étouffera l’ardeur scientifique et préparera les générations nouvelles à sacrifier utilitairement au besoin social de quelque illusion consolante, commode et commune, peut-être imposée par l’État, le culte libre et individuel de la vérité désespérante. Et ni la soif déjà bien diminuée de liberté politique, ni notre passion actuelle d’égalité, n’échapperont certainement à un destin pareil. Peut-être faut-il en dire autant du besoin de propriété individuelle. Sans adopter à ce sujet toutes les idées de M. de Laveleye, on doit reconnaître que ce besoin, civilisateur au premier chef et né d’un faisceau d’inventions agricoles, a été précédé par le besoin de propriété commune (pueblos de l’Amérique du Nord, communisme hindou, mir russe, etc.) ; qu’à la vérité il n’a cessé de croître jusqu’à nos jours aux dépens de ce dernier, comme le prouve la division graduelle de ce qui restait encore d’indivis, par exemple des communaux des campagnes ; mais qu’il ne croit plus et que, le jour où il entrera en lutte avec le besoin d’alimentation meilleure et de bien-être en gé-