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TARDE. — l’archéologie et la statistique

Par le fait même qu’une idée nouvelle, qu’un goût nouveau, a pris racine quelque part dans un cerveau fait d’une certaine façon, il n’y a pas de raison pour que cette innovation ne se propage pas plus ou moins rapidement dans un nombre indéfini de cerveaux supposés pareils et mis en communication. Elle se propagerait instantanément dans tous ces cerveaux si leur similitude était parfaite et s’ils communiquaient entre eux avec une entière et absolue liberté. C’est vers cet idéal, par bonheur inaccessible, que nous marchons à grands pas, comme on peut s’en convaincre par la diffusion si rapide des téléphones en Amérique dès le lendemain de leur apparition. Il est déjà à peu près atteint en ce qui concerne les innovations législatives, lois ou décrets, qui, à d’autres époques, ne s’appliquaient que péniblement, successivement et avec lenteur aux diverses provinces de chaque État, et maintenant s’exécutent d’un bout à l’autre du territoire le jour même de leur promulgation. C’est qu’ici il n’y a nulle entrave. — Le défaut de communication joue en physique sociale le même rôle que le défaut d’élasticité en physique. L’un nuit à limitation autant que l’autre à l’ondulation. Mais la propagation imitative de certaines inventions que l’on sait tend sans cesse à diminuer, au profit de toutes les autres, cette insuffisance des contacts d’esprits. Et, quant à la dissemblance des esprits, elle tend à s’effacer pareillement par la propagation même des besoins et des idées nés d’inventions passées, laquelle travaille ainsi en ce sens à faciliter celle des inventions futures, j’entends de celles qui ne la contrediront pas.

D’elle-même donc, une idée ou un besoin, une fois lancés, tendent toujours à se répandre davantage, suivant une vraie progression géométrique[1]. C’est là le schème idéal auquel se conformerait leur courbe graphique s’ils pouvaient se propager sans se heurter entre eux. Mais comme ces chocs sont inévitables un jour ou l’autre et vont se multipliant, il ne se peut qu’à la longue chacune de ces forces sociales ne rencontre sa limite momentanément infranchissable et n’aboutisse, par accident, nullement par nécessité de nature, à cet état stationnaire, stationnaire pour un temps, dont les statisticiens en général paraissent avoir si peu compris la signification. Stationnement ici, comme partout d’ailleurs, signifie équilibre, mutuel arrêt de forces concurrentes. Je suis loin de nier l’intérêt théorique de cet état, puisque ces équilibres sont autant d’équations. En voyant, par exem-

  1. En même temps, ils tendent à s’enraciner, et leur progrès en étendue hâte leur progrès en profondeur. Et, par la mutuelle action de ces deux imitations de soi et d’autrui, il n’est pas, remarquons-le incidemment, d’enthousiasme ou de fanatisme du présent où du passé, de force historique qui ne s’explique.