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Je suis donc porté à croire que M. Stricker a exagéré, en général, la valeur des sensations musculaires ; je suis sûr, en particulier, de ne pas avoir, à cet égard, sa constitution mentale. Je reconnais toutefois que certaines particularités de nos sensations intimes sont difficiles à définir et à expliquer. Par exemple, la parole antérieure, qui est surtout, à mon sens, un son affaibli, ne ressemble pas, abstraction faite même des différences de timbre, d’intensité, de hauteur, ne ressemble pas, dis-je, aux différents sons que je puis me représenter par l’imagination. Par exemple, quand je suis dans un train de chemin de fer, auprès d’une chute d’eau, en général près d’une cause de bruit fort, confus, indistinct et à peu près continu, je me représente d’une manière vive des sons d’instruments, formant des fragments d’air que je connais. En ce cas, le son m’apparaît comme moins personnel, plus objectif. Je crois que cela est dû à la vivacité plus grande de l’image, et aussi en ce que l’image est moins volontaire. En tout cas, il y a là une différence notable entre les images du même sens. Mais on n’en rendrait pas compte en faisant intervenir les sensations motrices.

Je souhaite en terminant que les observations personnelles sur ces points difficiles et intéressants se multiplient. Les observations sont d’autant plus précieuses quelles auront été recueillies par un plus grand nombre d’observateurs expérimentés et compétents. J’ignore comment et sur qui M. Stricker a fait ses observations ; peut-être présentent-elles toutes les garanties voulues ; mais, d’une manière générale, il faut se méfier des résultats obtenus sur des personnes peu habituées à l’observation psychologique. La manière de poser la question déterminera bien souvent la réponse, et il est possible d’amener, sans s’en rendre compte soi-même, bien des gens à ressentir des sensations imaginaires, quand il s’agit de phénomènes aussi délicats, aussi fugitifs, aussi complexes que ceux dont il s’agit. Je sais bien qu’un observateur psychologue n’est pas sans inconvénients ; quelquefois il a son système tout fait à l’avance, et cela influe sur l’interprétation des résultats ; mais cet inconvénient est plus facile à écarter, je crois, et, en tout cas, il y a plus de risque de faire commettre l’erreur à des gens inexpérimentés, qu’on interroge, que de la commettre soi-même. Quand on demande à une personne si elle ressent telle sensation, il faut la décrire plus ou moins, alors qu’il s’agit d’une sensation faible peu connue ou peu remarquée en général, et la représentation que se fait l’auditeur de cette sensation peut lui faire croire qu’il la ressent ou l’amener à la ressentir.

Fr. Paulhan.